1937
Drame passionnel
à Santec
Source : La Dépêche de Brest 2 septembre 1936
Source : La Dépêche de Brest 12 janvier 1937
La Cour juge aujourd'hui un mari malheureux, Jean Bernard, cultivateur, qui, après avoir beaucoup souffert de l'inconduite de sa femme et n'ayant pas réussi à lui faire abandonner son amant, tira un coup de revolver sur celui-ci, qui fut blessé au flanc.
Une autre balle atteignit malheureusement un passant.
Tous deux sont aujourd'hui rétablis.
La séance est présidée par M. Poret, conseiller à la Cour, assisté de MM. Le Bourdelès et Le Zan, juges au siège.
M. Magnan de Bornier, substitut, soutiendra l'accusation.
Me Kernéis est assis au banc de la défense.
Après l'appel des jurés, M. Canévet, greffier, donne lecture de l'acte d'accusation.
Acte d'accusation
Jean Bernard, cultivateur à Santec, épousa le 31 mai 1922 Anna Bégauton, et le ménage semble avoir été heureux jusqu'à la fin de 1935.
À cette époque, au mois d'octobre, les époux Le Roux, sœur et beau-frère de Bernard, vinrent exploiter un débit de boissons à Santec.
Mme Bernard prit l'habitude d'aller les aider tous les dimanches, et ce fait est à l'origine du désaccord qui survint entre les époux Bernard et du drame qui allait s'ensuivre.
En effet, Yves Gallou, âgé de 33 ans, cultivateur au Guerzit, ami et voisin des époux Bernard, fréquentait assidûment le débit Le Roux.
Infatué de sa personne et fort de ses succès féminins, Gallou jeta son dévolu sur la dame Bernard, dont il parvint à faire sa maîtresse, le 5 janvier 1936, après l'avoir suivie et enfermée à clef dans une chambre située au premier étage du débit.
Les amants se rencontrèrent par la suite, soit sur la grève, soit dans les champs.
Gallou nie énergiquement ces relations, qui sont cependant de notoriété publique et reconnues par la dame Bernard elle-même.
La dame Bernard rentrait chez elle souvent très tard et le mari se rendit bientôt compte de son infortune conjugale.
Dans la nuit du 14 au 15 juin 1936, rentrant dans sa maison vers 11 h. 30 du soir, et surpris de ne pas y trouver sa femme, il se rendit au débit Le Roux, où il apprit que celle-ci était partie à 10 heures.
Pensant la trouver chez Gallou, il alla réveiller son beau-frère, et tous les deux se rendirent au domicile de ce dernier sans le rencontrer.
Bernard revint chez lui au moment où sa femme arrivait.
Celle-ci lui ayant avoué qu'elle était restée en compagnie de Gallou, Bernard n'eut plus de doutes sur l'inconduite de sa femme.
C'est pourquoi, le lendemain, alors qu'il travaillait dans un champ avec, son beau-frère, il dit à Gallou, qui passait à proximité :
« Tu vas laisser ma femme tranquille, car elle n'est pas à toi. »
Gallou ayant répliqué :
« Elle est plus à toi qu'à moi », Bernard lui répondit :
« Méfie-toi de moi si tu continues, car j'en ai assez depuis six mois que cela dure. »
Il différa cependant sa vengeance, espérant sans doute que ses menaces suffiraient à faire rompre les relations entre sa femme et Gallou.
Dans la nuit du 30 au 31 août, après avoir passé la journée à Santec, Bernard rentra à son domicile vers 10 h. 30.
Apprenant que sa femme n'était pas encore rentrée, il partit à sa recherche ;
ne la trouvant pas, il rentra chez lui vers minuit.
Le lendemain, son beau-père, qui depuis le mariage de sa fille vivait dans la même maison, lui dit que sa femme n'était pas rentrée de la nuit.
Bernard résolut alors de tuer Gallou.
Il se rendit à Saint-Pol-de-Léon, acheta un revolver et des cartouches, revint à Santec, fit des démarches à la mairie pour faire rechercher sa femme, puis, accompagné de deux charretiers, alla dans la maison de Gallou.
Sa femme, en effet, s'y trouvait depuis la veille et avait couché dans le lit de la mère de Gallou.
Cette dernière, qui, bien qu'elle s'en défende, n'ignorait pas les relations de son fils avec la femme Bernard, avait souvent dit à celle-ci qu'elle l'hébergerait lorsqu'elle ne voudrait plus rester avec son mari.
Bernard, après avoir reproché à sa femme son ingratitude, lui demanda de rentrer au domicile conjugal, mais celle-ci refusa.
Il revint alors dans sa maison, essaya son revolver, mais ne put parvenir à le faire fonctionner.
Il se rendit à nouveau chez l'armurier de Saint-Pol-de-Léon, vers 7 heures du soir ;
celui-ci lui ayant montré le fonctionnement de l'arme, Bernard rentra chez lui ;
puis, après avoir chargé son revolver, il changea de veston, pour se rendre méconnaissable, et se mit à la recherche de Gallou.
Vers 9 heures du soir, il l'aperçut sur la route, en conversation avec le sieur Joseph Le Borgne, âgé de 39 ans, cultivateur à Santec ;
il s'approcha et, arrivé à quelques mètres, tira une première balle sur Gallou en disant :
« C'est toi que je veux ! »
Gallou s'enfuit, tandis que Bernard tirait une deuxième balle dans sa direction.
Alors que l'une d'elles atteignait Gallou au côté droit, lui causant une blessure qui nécessité son transport à l'hôpital de Morlaix, l'autre allait frapper Le Borgne, lui faisant une blessure en séton dans la paroi abdominale.
Ces deux blessures n'ont entraîné que des conséquences peu graves ;
en effet, Gallou est sorti de l'hôpital le 1er octobre, complètement guéri ;
seules des complications peuvent être à redouter, du fait que la balle n'a pu être extraite des masses musculaires prévertébrales, où elle s'était logée ;
quant à Le Borgne, il n'a subi qu'une incapacité de travail de dix jours.
Son crime accompli, Bernard alla se constituer prisonnier, tout en faisant part aux gendarmes de sa satisfaction d'avoir tué Gallou.
Le lendemain, apprenant que Gallou n'était pas mort, il manifesta devant le juge d'instruction son regret de ne pas l'avoir tué.
Ce n'est que par la suite, que, comprenant la gravité de son acte et les conséquences qu'il pouvait entraîner pour lui, il exprima ses regrets de l'avoir accompli.
Bernard n'a jamais été condamné et les renseignements fournis sur lut sont bons à tout, point de vue.
En conséquence, est accusé Jean Bernard d'avoir à Santec, le 31 août 1936:
1° Volontairement tenté de donner la mort à Yves Gallou, laquelle tentative, manifestée par un commencement d'exécution, n'a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, et ce avec préméditation ;
2° Par maladresse, imprudence, négligence, inattention ou inobservation des règlements, involontairement causé des blessures à Joseph Le Borgne ;
3° Été trouvé porteur, hors de son domicile, d'un pistolet automatique, arme prohibée par la loi ;
Crime et délits connexes prévus et punis par les articles 2, 295, 296. 302, paragraphes 1er, 320, 314 du code pénal et la loi du 24 mai 1834.
Jean Bernard a une attitude qui plaide en sa faveur.
Il répond d'une façon nette et humblement aux questions du président.
Cultivateur, il fit pendant cinq ans la vente des oignons en Angleterre.
On n'a recueilli que des éloges sur sa conduite avant et après son mariage :
« C'est, disent ses employeurs et ses parents, un garçon intelligent et calme ».
Au régiment, pendant son service actif et pendant la guerre, il se montra bon soldat.
Au début de son mariage, ce fut un excellent ménage, jusqu'au jour où la femme Bernard fréquenta le débit de son beau-frère Le Roux, où elle travaillait et connut Gallou, qui devint son amant.
Bernard reconnaît tous les faits portés dans l'acte d'accusation et dit que plusieurs fois il a eu la preuve de ses malheurs conjugaux; il a fait tout son possible pour faire rentrer sa femme dans le droit chemin, mais celle-ci a toujours refusé, le narguant même :
« Elle est si faible, dit-il. Je l'aimais, Je l'aime encore et je lui ai pardonné. »
Les témoins
Le gendarme Henri TARTU
C'est au gendarme Tartu que Bernard s'est rendu après avoir tiré sur Gallou ;
il lui remit son revolver. Bernard était calme et déclara ne pas regretter son acte.
Le témoin, qui a procédé à l'enquête, a entendu les parents et les voisins de Bernard :
« C'est un brave homme, travailleur, très bien considéré partout ».
De bons renseignements ont aussi été recueillis sur Gallou, mais c'est un coureur de femmes.
Le gendarme Charles LE SOURD
Le gendarme Le Sourd fait une déposition identique à son chef en ce qui concerne les renseignements recueillis sur Bernard.
« Quant à sa femme, dit-il, il est de notoriété publique qu'elle fréquentait Gallou et qu'on les voyait souvent ensemble dans les chemins ».
La femme Bernard a du reste avoué au gendarme Le Sourd qu'elle avait eu cinq ou six fois des relations avec Gallou, mais que Bernard était un bon mari, qu'elle n'avait aucun motif de tromper.
Le docteur Jacques LEYRITZ
Le docteur Leyritz, médecin-chef de l'asile d'aliénés de Morlaix et médecin légiste, a examiné les blessures de Gallou et de Le Borgne.
« La balle reçue par Gallou, dit-il, n'a touché aucun organe essentiel.
Le projectile n'a pu être extrait, mais il ne semble pas devoir amener de complications.
« Quant à Le Borgne, plaie tout à fait superficielle et sans conséquences ».
Yves GALLOU
Pour un don Juan du village, Gallou n'a pas une allure très conquérante.
Le soir du drame il n'avait pas vu sur la route Bernard qui, par derrière, lui a tiré deux balles de revolver.
Il n'a pas entendu les réflexions de Bernard après avoir été blessé au bras et au côté droit.
Le président. — Pourquoi Bernard a-t-il tiré sur vous ?
— Je ne sais pas ... Parce que Mme Bernard venait chez moi !..
Gallou nie faiblement avoir été l'amant de Mme Bernard.
Il a une piètre attitude, mais malgré les aveux de Mme Bernard, des voisins, des parents, il continue à nier...
— Alors, pourquoi Bernard a-t-il tiré sur vous ? Insiste le président.
— Il m'a traité un jour de fainéant ; il m'en voulait !
Il nie toutes les phrases qu'il aurait prononcées et qui furent répétées par les témoins :
« Toutes les femmes courent après moi, même celles de 50 ans ! » a-t-il dit à l'instruction.
Or, il a déclaré n'avoir jamais connu de femme.
Gallou prétend toujours souffrir depuis sa blessure, mais il n'apporte aucun certificat médical.
Joseph LE BORGNE
J. Le Borgne est le second blessé, mais très légèrement.
Il n'a pas senti de suite sa blessure, il ne s'en est aperçu qu'en se déshabillant.
Il donne de bons renseignements sur Bernard et Gallou.
Me Kernéis fait remarquer que Bernard s'engage à dédommager Le Borgne.
La femme BERNARD
Anne Béganton, femme Bernard, 38 ans, avoue avoir eu des relations intimes avec Gallou, dans les conditions déjà données au cours des débats.
Pénible est cette déposition pour cette femme qui fut pendant huit mois la maîtresse de Gallou.
Celui-ci ricane, son attitude est déplorable.
Mme Bernard dit :
— J'ai été honnête jusqu'à 37 ans ;
c'est Gallou qui m'a perdue, car mon mari me laissait trop de liberté.
Il était trop bon !
Je regrette vivement ce que j'ai fait, je demande pardon à mon mari.
S'adressant à Gallou le président lui dit :
— Vous avez entendu Mme Bernard, qui avoue ses relations avec vous ?
Est-ce qu'elle ment ?
Et Gallou, cynique, répond : « Oui ! »
Mouvement dans la salle.
Mme Bernard prétend que Gallou la menaça de la tuer si elle le quittait ou si elle disait quelque chose.
Une fois encore Gallou nie.
François BÉGANTON
François Béganton, 76 ans, cultivateur à Santec, beau-père de l'accusé, fait l'éloge de son gendre.
— C'est un garçon sobre, travailleur, et ma fille était heureuse avec lui.
La déposition très digne, très humaine du vieillard, produit une profonde impression.
Paul BÉGANTON
Paul Béganton, 46 ans, cultivateur à Santec, donne d'excellents renseignements sur son beau-frère, et déclare que sa sœur, la femme Bernard, est d'un caractère très faible.
Le drame ne l'a pas surpris et il ajoute que Gallou ment.
Le témoin a gardé toute son estime pour Bernard ;
il a loué une ferme pour que son beau-frère puisse quitter Santec.
Mme LE ROUX
Mme Le Roux est la sœur de Bernard.
Sa belle-sœur venait servir dans son débit et Gallou y venait souvent comme client.
Elle n'avait jamais rien remarqué dans la conduite de sa belle-sœur qu'elle aimait beaucoup.
Par contre, depuis quelque temps, son frère semblait triste ;
il eut même une fois une crise de larmes et lui dit :
« Ma femme me trompe avec Gallou, il vaudrait mieux que je sois mort ».
Ayant engagé son frère à corriger sa femme, celui-ci lui dit :
« Je ne la frapperai jamais, elle est faible ».
Mme veuve GALLOU
Cette vieille femme de 80 ans environ marche difficilement.
À son entrée Gallou, pour la première fois, montre une certaine émotion.
Mme Gallou se trouve mal, il faut la faire asseoir, puis la sortir de la salle.
On renonce à son témoignage.
M. Ferdinand MARIE
M. F. Marie est l'armurier de Saint-Pol-de-Léon qui a vendu à Bernard le revolver et les balles. Bernard était très calme et ne lui a pas dit pour quelle raison il faisait cette emplette.
L'audition des témoins est terminée.
Le réquisitoire
M. Magnan de Bornier dit que l'affaire est claire, tout étant reconnu par l'accusé; mais dans cette affaire, la part morale est très grande :
« Nous sommes dans un pays civilisé, nous ne pouvons tolérer de pareils faits ».
Le distingué magistrat présente les trois acteurs du drame :
Bernard, sur qui les renseignements sont très bons ;
Gallou, bien noté aussi, mais coureur de cotillons, et Mme Bernard, une femme qui fut longtemps une honnête épouse, mais est d'un caractère très faible ;
puis il explique les faits qui ont occasionné le drame.
Ensuite c'est le récit du drame et l'exposé des peines qui peuvent être prononcées.
M. Magnan de Bornier demande pour Bernard une condamnation à une peine de prison, mais n'admet pas le sursis.
La plaidoirie
Me Kernéis, bâtonnier du barreau de Brest, remercie M. le procureur de la République de la modération de son réquisitoire et demande aux jurés de prononcer l'acquittement de Bernard.
L'habile défenseur fait ressortir que, d'après le dossier et les renseignements recueillis, son client est un travailleur, un homme exceptionnellement calme et bon ;
il est victime de la fatalité.
Toutes les dépositions des témoins plaident en faveur de l'accusé.
Me Kernéis retrace la vie de Bernard, qui fut parfois un homme admirable ;
puis il explique les motifs de son geste malheureux et flétrit l'attitude de Gallou.
Il termine sa chaleureuse plaidoirie en demandant encore l'acquittement de son client.
Sur question du président, Bernard déclare qu'il regrette son geste.
Lecture est donnée aux jurés des questions qui leur sont posées.
Le verdict
Le jury se retire pour délibérer et, ayant répondu « non » à toutes les questions, Jean Bernard est acquitté.