1938
Le satyre
de la voie du chemin de fer départemental
Source : La Dépêche de Brest 7 août 1938
Près du Dourjacq, en Lambézellec, dans ce champ où, d'une source jaillit une eau limpide, cinq enfants :
Quatre garçonnets et une fillette de sept ans, mignonne, intelligente et délurée, jouaient à la « petite guerre ».
Munis de bâtons qui, selon leur imagination, étaient tour à tour des sabres ou des fusils, les gamins, en dépit de la chaleur, couraient, criaient, s'amusaient en liberté.
La petite fille et deux des petits garçons s'étaient cachés derrière un vieux fourneau de cuisine, abandonné dans un angle du champ, attendant « l'ennemi » :
Les deux autres bambins qui cherchaient leurs traces.
Ils les découvrirent, voulurent les faire prisonniers.
Au cours de la bataille, la petite fille reçut un coup de bâton.
Elle pleura.
Il était alors 18 h. 30.
Un promeneur, fumant la pipe, coiffé d'une casquette plate à visière vernie, arrivait.
Il prit la petite fille sur son bras, l'embrassa pour la consoler et gronda le gamin brutal qui l'avait fait pleurer.
Les deux garçonnets s'en allèrent, rentrèrent chez eux, laissant la fillette avec ses deux petits camarades.
L'homme joua avec eux, leur fit faire de la gymnastique, leur raconta qu'il avait fait la guerre et leur montra, avec des cailloux, comment on lançait les grenades.
Comme il était 19 heures, les enfants quittèrent le « monsieur à casquette » et rentrèrent chez eux.
— Reviens demain matin ici, dit-il, à la petite fille en l'embrassant, tu verras, on s'amusera bien.
L'enfant promit, ne parla pas de la rencontre à sa mère, mais, vendredi matin, elle lui demanda la permission d'aller retrouver un « mutilé de guerre, bien gentil », qui lui avait donné rendez-vous pour faire une promenade.
La mère, Mme Germaine M..., née Le B..., demeurant à Lorient, venue avec sa fille Yvonne, 7 ans, passer les vacances chez des parents, rue Hoche, à Lambézellec, lui défendit de rejoindre ce monsieur, mais lui permit d'aller s'amuser dans la rue avec ses camarades.
Joyeuse, la petite partit jouer rue Hoche.
Vers 10 heures, elle vit passer le « monsieur à casquette » qui lui dit:
— Je t'attends depuis longtemps au Dourjacq.
Pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt ?
C'est heureux que j'ai eu l'idée de passer rue Hoche pour te rencontrer.
Viens te promener avec moi.
On fera de la gymnastique comme hier.
Sans méfiance, la petite suivit son nouvel ami.
L'attentat
Il l'entraîna vers le champ où il l'avait rencontrée la veille et ils s'assirent derrière un rideau d'arbres, non loin de la source dont ils entendaient le doux murmure.
L'homme tint à la fillette de bien curieux propos, puis il passa aux actes sans parvenir à ses fins...
Jetons un voile sur les déplorables agissements du sadique.
Il est midi.
Le petit frère d'Yvonne est rentré.
La mère s'inquiète de l'absence de sa fille.
Le petit garçon raconte qu'elle est partie avec un monsieur.
Toute la famille se précipite à sa recherche.
On court vers Dourjacq.
Le satyre les aperçoit.
Et il se sauve, poursuivi par trois jeunes gens, pendant que la petite fille, naïvement, raconte à sa mère tout ce qui s'est passé.
L'arrestation
Le satyre se laisse emmener par les trois jeunes gens, parents de la petite Yvonne, jusqu'à la rue Hoche.
Les voisins sont déjà au courant de l'attentat.
Un rassemblement s'est formé.
On reconnaît l'individu :
Un receveur de tramways, Albert Inizan, 47 ans demeurant au Petit-Kérinou.
Chacun lui crie son indignation.
Rouge, ses gros yeux exorbités, Inizan se défend, nie, donne d'assez adroites explications, qui paraissent l'innocenter, puis pris d'une rage subite, sort un petit couteau en métal blanc de sa poche — un de ces couteaux à tire-bouchon et à deux lames que donnent en prime les maisons de Champagne ou d'apéritif — et l'ouvre.
Il ne tente cependant pas de se servir de son arme.
Les curieux qui l'encerclent se sont écartés, devant l'air menaçant du sadique.
Inizan en profite pour s'éloigner.
Il le fait, sans courir, du pas paisible de quelqu'un qui n'a rien à se reprocher.
Il est rattrapé par les trois jeunes gens qui le gardent à vue, en attendant l'arrivée du garde champêtre du Pilier-Rouge qu'est allé, à bicyclette, chercher, à 14 heures, M. Marcel Kerloch.
M. Rost, garde champêtre, accourt.
Inizan a toujours la main dans la poche de son veston où il a replacé son couteau.
M. Tanguy, publiciste, habitant 19, rue Hoche, qui se tient derrière le satyre, le ceinture, pendant que le garde champêtre lui passe les menottes et le conduit au poste du Pilier-Rouge, suivi par quelques curieux.
Par téléphone, M. Robert Verrier, le jeune et actif commissaire de police de Lambézellec, est prévenu.
Il arrive peu de temps après avec M. Floch, son dévoué secrétaire et l'interrogatoire du sadique commence.
Interrogatoire et confrontation
M. Verrier lui lit la déposition de sa petite victime.
Inizan nie, nie de toutes ses forces.
Pressé de questions il finit par reconnaître que la petite fille est venue s'asseoir sur ses genoux.
Il l'a embrassée, mais se défend de lui avoir fait subir la moindre violence.
Cependant, la petite fille est très affirmative.
Confrontée avec le sadique, en présence de sa mère, elle refait avec la même naïveté son récit, précise tous les détails, bien qu'Inizan essaie de l'intimider en roulant des yeux furibonds.
L'interrogatoire pénible prend fin.
Avant de l'enfermer au violon le garde champêtre Rost lui fait subir la fouille réglementaire.
On enlève à Inizan son portefeuille contenant plus de 2.000 francs, son mouchoir, sa pipe, un sifflet, divers menus objets et... son couteau que l'on place sur la table.
Puis, pendant quelques secondes, le temps d'aller chercher une clef, le satyre est laissé seul.
Qu'est devenu le couteau ?
Quand, moins d'une minute après, le commissaire de police entre dans le bureau de l'annexe du Pilier-Rouge de la mairie de Lambézellec, il s'aperçoit tout de suite que le couteau n'est plus sur la table.
Inizan est ramené.
On le fouille a nouveau.
On le fait mettre presque nu.
Il enlève ses chaussures.
On le palpe.
On lui fait ouvrier la bouche.
Le couteau reste introuvable.
L'aurait-il jeté par la fenêtre ?
On cherche dans la rue.
Rien…
M. Verrier décide de vérifier l’emploi du temps donné par Inizan à qui, accompagné par le commissaire de police, MM. Floch et Rost, on fait faire le chemin qu'il dit avoir parcouru le matin et les arrêts prétendus chez les marchands de vins.
Comme on lui fait observer que les heures données par lui ne coïncident pas avec celles où les témoins l'ont vu, le satyre dit :
— Je ne sais plus. J'ai pu me tromper.
— Avouez, insiste le commissaire.
— Non... je ne dirai plus rien, Je ne peux plus rien dire.
Cette promenade a duré jusqu'à 22 heures.
La nuit tombe quand Inizan regagne le poste du Pilier-Rouge.
Au violon
Le garde champêtre Rost donne à son prisonnier un léger repas.
Avant de renfermer dans la chambre de sûreté, il lui enlève ses lacets, ses bretelles, sa ceinture, tous les objets qui pourraient lui servir à attenter à ses jours.
Il l'enferme à double tour et va se coucher.
Dès 7 heures, hier matin, M. Floch arrivait au Pilier-Rouge.
À 7 h. 30, le garde champêtre Chantôme alla ouvrir la porte du violon pour en faire sortir Inizan. ,
Il recula.
Le prisonnier était étendu au pied du lit de camp, dans une mare de sang.
M. Chantôme appela M. Floch.
Ils constatèrent qu'Inizan s'était fait une entaille assez profonde à la gorge.
M. le docteur Jacq fut appelé.
Il constata que la blessure était sans gravité.
Il s'en était fallu de peu qu'elle causât la mort du désespéré, l'extrémité de l'entaille n'était distante que de quelques millimètres de l'artère carotide.
Inizan fut rapidement transporté à l'hospice civil et admis salle Saint-Côme.
Aveux
À 11 heures, MM. Verrier, Floch et le garde champêtre Rost se rendirent au chevet du blessé pour lui faire subir un nouvel interrogatoire.
Le cou enserré dans un haut pansement, étendu sur son lit, les yeux hagards, Inizan se défendit pied à pied.
Très habilement, M. Verrier lui fit comprendre combien son système de défense était difficile à admettre.
L'emploi du temps donné par lui était faux.
Il n'avait pas déjeuné chez lui, comme il l'avait prétendu.
Alors, subitement, Inizan se décida à entrer dans la voix des aveux :
— J'avais bu trois ou quatre verres de vin blanc, dit-il.
J'étais énervé.
Je ne sais plus bien ce que j'ai pu faire.
Tout ce qu'a dit la petite fille est peut-être vrai.
C'est la première fois que cela m'arrive.
Je regrette profondément ce que j'ai fait.
— Pourquoi avez-vous tenté de vous donner la mort ?
— Parce que je sentais que tout le monde m'en voulait et que la rumeur publique m'accusait.
— Qu'aviez-vous fait de votre couteau ?
— Pendant le court instant où je suis resté seul, je l'ai repris sur la table et l'ai glissé dans mon caleçon.
En entrant au violon, Je l'ai bien caché entre le pied du bat-flanc et la plinthe du mur.
Il était invisible.
Au cours de la nuit, j'ai tenté de me suicider.
Le couteau ne coupait pas.
Je me suis tailladé la gorge en plusieurs endroits, sans parvenir à me donner la mort.
Le sang coulait. J'ai perdu connaissance.
Et, Inizan signa sa déclaration.
Dans l'après-midi, M. Verrier transmit au parquet le résultat de sa première enquête.
M. Daigre, substitut du procureur de la République, chargea M. Lautier, juge d'instruction, de cette affaire.
Le magistrat délivra contre l'inculpé un mandat d'amener.
Dès que le sadique sera en voie de guérison, le juge d'instruction lui fera subir un interrogatoire.
Était-il à son coup d'essai ?
M. Verrier a poursuivi dans l'après-midi ses investigations à Kérinou et à Lambézellec.
Les renseignements qu'il a recueillis sur Albert Inizan, 47 ans, né le 25 mars 1891 à Pleyber-Christ, marié à Blois et divorcé en 1925, ne lui sont pas très favorables.
La rumeur publique veut voir en lui celui qu'elle avait surnommé « le satyre de la voie du petit chemin de fer départemental » ou plus simplement « l'homme à la casquette ».
Depuis plusieurs années, en effet, des plaintes avaient été déposées aux deux ou trois commissaires de police qui se sont succédé à Lambézellec, contre un individu qui attirait des enfants dans les terrains vagues bordant la voie du chemin de fer départemental et exhibait, le soir, aux femmes et jeunes filles, des choses intimes.
Le signalement donné chaque fois de ce malade dangereux correspond à celui d'Inizan, toujours coiffé d'une casquette de la forme ancienne de celle de la marine et fumant une grosse pipe.
Certaines personnes n'ont pas craint, hier, de l'accuser formellement d'être le « satyre » qui était jusqu'ici, parvenu à échapper aux recherches.
M. le commissaire de police a reçu, hier, de nombreux témoins, d'accablantes dépositions.
Il appartiendra au juge d'instruction d'en apprécier le bien-fondé et de porter au compte du sadique, qui s'est rendu coupable du pénible attentat qui a indigné la population de Lambézellec et de Kérinou, ces nouvelles inculpations.
Source : La Dépêche de Brest 26 août 1938