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Le crime de Kéroriou

Article 6 sur 8

 

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Source : La Dépêche de Brest 14 avril 1939

 

Castel s'est endormi.

C'est en vain que sa femme le secoue.

Il ne répond pas.

Elle s'effraie de cette insensibilité, libère ses genoux, repose la tête de son mari sur le dossier d'une chaise, se lève et, prétextant une irrésistible envie de dormir, monte à l'étage.

Geneviève Bescond l'accompagne.

Les deux femmes se couchent ensemble, dans la chambre même où repose l'épouse bafouée.

Ont-elles le pressentiment que quelque chose de tragique va se passer ?

Ou, déjà, savent-elles à quoi s'en tenir sur l'état de Castel ?

Le fait est qu'elles ne fermeront pas l'œil de la nuit.

 

En bas, autour du feu qui meurt, Joséphine Castel et Nicolas Bescond se tiennent immobiles et songeurs.

La jeune fille regarde son père avec effroi ; puis ses yeux se tournent, interrogateurs, vers le boucher.

Celui-ci croit la rassurer :

« Sois sans crainte; ça ne durera pas longtemps. »

Elle étouffe un cri.

Que veut-il dire?

 

Il a un rire cruel :

« Le laudanum que le médecin avait prescrit pour ton petit ventre, eh bien, je l'ai versé dans le vin de ton père.

Tiens ! Voilà les deux flacons vides. »

 

La jeune fille ne répond rien.

D'ailleurs, que dirait-elle ?

N'a-t-elle pas, maintes fois, souhaité la mort du « vieux scélérat » ?

N'est-ce pas elle qui a remis l'ordonnance à Bescond?

 

Et la sinistre veillée se poursuit dans l'ombre.

Au fond de l'âtre, le feu n'est plus qu'une vague rougeur que personne ne songe à ranimer.

 

Vers minuit, Joséphine Castel s'approche de son père, lui tâte le front et la poitrine.

Le front est de glace, le cœur ne bat plus.

Elle monte alerter sa mère et la fille Bescond.

Un bref conciliabule, à voix basse, et les trois femmes redescendent.

 

Le corps est étendu à terre.

Sa femme a un élan vers lui : « Il est mort ? »

 

« J'ai fait ce que nous désirions tous, répond froidement le boucher.

Maintenant, il faut trouver un endroit où l'enterrer.

On va atteler le cheval.

Tu m'accompagneras, Sophie.

Les filles resteront nous attendre. »

 

Dehors règne un froid sibérien.

Dans le ciel pur, les étoiles grelottent, innombrables.

Un vent de nord-est souffle en rafales, glacées qui coupent la respiration.

Les chemins entièrement pris par le gel rendent le son de la pierre.

L'herbe est toute recroquevillée ;

les ruisseaux se vitrifient et des centaines d'oiseaux sont en train de mourir dans les taillis dénudés.

 

Mais Bescond ne sent pas le froid, il attelle le cheval, soulève sans effort le corps de Castel et le place dans la charrette.

Il a tellement l'habitude de manier les lourds quartiers de bœuf que le malheureux ne pèse pas lourd entre ses mains.

Sophie Werax s'est chargée d'une pelle et d'une pioche, et le couple sinistre se met en marche.

 

— Il nous faut trouver, dit Nicolas Bescond, un champ pas cultivé.

Nous y creuserons une fosse pour enfouir ce sacré René.

 

Emmitouflée dans son châle, la misérable veuve ne dit mot.

Elle a tiré ses sabots pour ne pas faire de bruit et suit, comme une automate, le funèbre convoi, que la buée des respirations environne d'un halo brillant.

Elle ne sent pas, à travers ses bas minces, la brûlure du sol glacé ;

mais le vacarme des fers du cheval et des roues de la charrette l'effraie.

Si quelque voisin allait s'éveiller !

Non ; la campagne est déserte et tout dort.

 

« Un champ pas cultivé » a dit Bescond.

Ils errent plus d'une heure, ils escaladent les talus couverts de ronces et d'ajoncs sans en trouver un seul.

De guerre lasse, ils finissent par rentrer à Kéroriou avec leur macabre chargement, et décident alors de creuser la fosse dans la cour.

 

Tandis que les filles, transies de froid, gardent le cadavre dans la maison, les deux amants fouissent avec frénésie le sol dur qui retentit violemment sous les coups de pioche.

 

— Ne frappe pas si fort, Nicolas.

Tu vas réveiller les voisins, gémit la veuve, apeurée.

 

Effectivement, vers deux heures 1/2, une femme passe dans le chemin, à cinquante pas de là.

Elle s'étonne de les voir levés.

 

— Tiens ! Vous partez déjà pour Landivisiau ?

— Il faut bien, répond Bescond, car la route sera gelée et les chevaux n'avanceront pas vite.

 

Ils tremblent que la commère n'aperçoive leurs outils.

Elle n'a rien vu et ces coups de pic, elle les attribuera aux piaffements du cheval.

Heureusement pour les deux misérables que la lune était couchée.

Sans quoi, tout était perdu ou bien il leur fallait supprimer aussi ce témoin indiscret.

 

Ils en éprouvent une terreur panique.

Délaissant pioche et pelle, ils enlèvent la terre avec leurs pieds, avec leurs mains, sans souci de la souffrance et du sang qui coule de leurs doigts.

 

Vers quatre heures — enfin ! — quand tout est prêt, Bescond vient chercher le cadavre, lui ligote pieds et poings et le descend dans la fosse à l'aide d'une corde passée autour du cou.

Puis il vide dessus deux sacs de chaux vive, remet en place terre et cailloux, pile le tout et dissimule le tertre sous un amas de paille et de fumier.

 

Les trois femmes assistent à la scène.

Joséphine Castel ne s'est pas départie, une minute, de son odieux sang-froid.

La mère, épuisée d'émotion et de fatigue, sanglote tout de son long dans la charrette, et Geneviève Bescond, qui, jusque-là, était restée étrangère à l'action, tient la lanterne pour éclairer son père.

Celui-ci ne cesse de l'injurier, car elle tremble de peur autant que de froid.

 

La nuit est déjà moins dense quand le boucher se redresse.

Il s'éponge, soupire d'aise et annonce triomphant :

« Castel ne nous fera plus de mal...

D'ici à quelques semaines, il ne restera plus trace de son corps ».

 

En quoi il se trompe, tout comme se trompait le malheureux serrurier lorsqu'il disait, on s'en souvient, au débit Houdoire :

« Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas, Colaïc ! ».

Quelque six mois plus tard, le cadavre de Castel devait sortir du tombeau pour accuser ses bourreaux.

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Il est revenu, Castel, mais dans quel état pitoyable !

Tellement verdâtre, tellement décomposé qu'il en est méconnaissable et que les mains et les avant-bras, à peine déliés, se séparent du corps.

Les pieds n'existent plus.

Pourtant, chaque poignet porte encore le nœud qui l'enserrait.

La corde du cou subsiste également, et, malgré la destruction de la peau et l'affaissement des tissus, réduits à l'état de gras de cadavre, on aperçoit le sillon qu'elle a laissé entre le larynx et la pomme d'Adam.

La langue est fortement poussée entre les arcades dentaires, et le docteur Simon, médecin légiste, à qui est dévolue cette répugnante et délicate autopsie, en déduit qu'il y a eu constriction violente du larynx, c'est-à-dire que Castel avait été étranglé.

 

Contrairement aux prévisions de Bescond, l'étoffe des vêtements s'est opposée à l'action corrosive de la chaux vive et les viscères sont saufs.

L'estomac et les intestins sont détachés et soigneusement enfermés dans un vase de grès, rempli d'alcool.

 

Castel a-t-il vraiment été empoisonné et au moyen de quelle substance ?

Telle est la question sur laquelle les chimistes seront appelés à exercer leur sagacité.

Elle ne sera jamais résolue.

 

C'est en vain que trois pharmaciens de la Marine interrogeront les entrailles de Castel, afin d'y lire le passé ;

en vain qu'ils multiplieront les analyses, les réactions les plus subtiles ;

en vain même que le fameux professeur Orfila (Mathieu-Joseph Bonaventure), doyen de la Faculté de médecine de Paris, célèbre dans la France entière, pour le rôle décisif qu'il vient de jouer dans la récente et mystérieuse affaire Lafarge, viendra au secours de ses confrères provinciaux.

On ne trouvera ni morphine, ni opium.

 

Il est probable, cependant, que Castel avait absorbé du laudanum et que les déclarations de sa fille étaient exactes, puisqu'on retrouva et le médecin qui signa l'ordonnance, et le pharmacien qui délivra le médicament.

 

Faut-il supposer que la décomposition avancée du cadavre avait amené la disparition des éléments toxiques, ou que la dose administrée n'avait entraîné qu'une somnolence de quelques heures, voire un narcotisme fatal ?

Les experts ne purent se prononcer et force fut de s'en tenir aux déclarations des trois femmes.

​

À suivre ...

 

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