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Le crime de Kéroriou

Article 8 sur 8

 

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Source : La Dépêche de Brest 15 avril 1939

 

À la lecture de l'arrêt qui la condamnait à avoir « la tête tranchée en place publique », la veuve Castel s'affaissa en proie à une crise nerveuse.

Quant à Bescond, il poussa une sorte de rugissement qui n'avait plus rien d'humain.

Cramponné à son banc, il tendait des mains suppliantes vers les jurés, qui baissaient la tête pour ne pas voir le visage de l'homme qu'ils venaient de rayer du nombre des vivants et le présidant s'empressa de les arracher à ce spectacle pénible en levant l'audience.

 

Alors commença l’agonie morale des deux amants.

Elle devait durer près de trois mois, puisque, condamnés à mort le 30 janvier 1841,

ils ne furent exécutés que le 19 avril.

 

La veuve Castel s’est jetée à corps perdu dans la dévotion.

Du moment qu’il lui faudrait mourir, mieux valait se persuader que la vie n'avait pas d'importance et qu'il était doux de mourir lors qu'on se repentait de ses fautes.

 

Bescond, d'abord effondré, en était venu, avec les semaines, à se raccrocher à l’idée que son pourvoi serait accueilli.

Il s’entretenait tous les jours de cet espoir avec les deux gardiens qui partageaient sa cellule.

Et parce que ceux-ci, charitablement, se gardaient de le détromper, parce qu'ils lui apportaient de bons plats, le fournissaient en tabac à priser et l'entraînaient dans d'interminables parties de loto, le misérable s'imaginait qu'il aurait la vie sauve et ne cessait de demander des renseignements sur la vie des forçats à l'un des gardiens, qui avait été pertuisanier au bagne de Brest.

 

Maintenant qu'il ne s'enivrait plus, que ses jambes entravées par une lourde chaine l'empêchaient de prendre d'autre exercice qu'une courte promenade d'une demi-heure, tous les jours, il s'était remis à engraisser.

Il se plaisait à répéter qu'il se portait mieux que jamais.

Son aumônier avait beau l'exhorter à penser à son salut, il ne montrait aucun empressement à remplir ses devoirs religieux.

Plusieurs fois, il avait demandé des nouvelles de sa maîtresse.

Il aurait voulu être mis en sa présence, seul à seule, ne fût-ce que cinq minutes.

« J'ai besoin de la voir. Si vous saviez quelle femme c'est ! »

Mais les geôliers refusèrent d'accéder à ce caprice.

 

La nouvelle du rejet de son pourvoi surprit le boucher dans ces gaillardes dispositions.

Il perdit, en un jour, tout le bénéfice de son long optimisme.

Et fut une véritable loque, agitée de tremblements convulsifs et presque délirante que la voiture cellulaire emporta sous escorte de Quimper à Brest.

 

Les deux amants furent incarcères a la prison du Château pour leur dernière nuit.

Non pas, une nuit d'amour, comme l'avait souhaité Bescond, mais une nuit de solitude, de fièvre, de désespoir, une nuit qui était déjà de l'enfer.

 

Le boucher avait bu beaucoup de vin pour s'endormir d'un sommeil de brute.

Sa complice n'avait cédé à la fatigue qu'aux approches livides de cette radieuse journée d'avril dont elle ne verrait pas la fin.

 

Le fantôme de son mari lui était apparu en songe, pour la rassurer :

« Dieu est juste, Sophie. Il ne cherche pas la vengeance » et il avait posé tendrement la tête dans ses genoux, comme il l’avait fait ce soir fatal du 7 janvier 1840.

 

Ce contact imaginaire eut le don de la réveiller en sursaut.

Le visage de son aumônier était penché sur elle :

« Allons ! Ma fille ! Ayez du courage ! C’est l'heure ! »

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On dirait qu’aujourd’hui la justice a honte de ses œuvres.

Les exécutions capitales se font à la pointe du jour, sans vains préparatifs.

La messe, la levée d'écrou, la cigarette et le verre de rhum, la toilette suprême, la marche au supplice, tout est si bien réglé par un protocole immuable qu'il s'écoule à peine trois quarts d'heure entre le réveil du condamné et la chute du couteau.

Le public est désormais tenu à l'écart et la presse n'annonce l'événement que le lendemain, sous ce titre volontairement dépouillé :

« Une tête a tombé ».

 

Jadis, au contraire, on avait soin d'entourer les exécutions capitales de tout l'éclat, de toute la publicité propres à inspirer aux citoyens le respect de la loi et la crainte de la justice.

Elles se faisaient réellement sur une place publique, ainsi qu'il est prévu à l'article 26 du code pénal, en plein midi, à la face du peuple et le spectacle gagnait en valeur d'exemple ce qu'il perdait en moralité.

 

C'est ainsi que les Brestois avaient pu assister en 1839 à l’exécution de deux matelots du navire de commerce l’Alexandre, coupables d'avoir assassiné et jeté par-dessus bord l'état-major et trois marins de l'équipage.

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Il est triste de mourir par un jour de printemps, quand tout bourgeonne, fleurit, chante et renaît.

Ce 17 avril 1841, le soleil brillait d'un vif éclat dans le ciel bleu pâle, où le vent du sud apportait un peu de la tiédeur heureuse des lointaines Andalousies.

La rade fulgurait comme un miroir et les oiseaux, séduits par cet éblouissement, s’égosillaient à l’envi parmi les arbres du cours Dajot et la place du Château.

 

À onze heures et demie précises, la voiture découverte où les deux condamnés avaient pris place avec leurs aumôniers, franchit le pont-levis de la forteresse du Château.

Escortée par un peloton de gendarmes montés, elle traversa, au pas lent de deux chevaux noirs, le quai de la Mâture, le quai Tourville, la rue Royale, la rue Saint-Louis, la rue Kéravel, dont toutes les boutiques étaient fermées en signe de réprobation.

 

L'échafaud avait été dressé place de l'Égout, derrière le jardin de l'Intendance, par les soins des trois exécuteurs de Quimper, Rennes et Saint-Brieuc, réunis pour la circonstance.

Un triple cordon de soldats de ligne contenait mal la foule avide de se repaître du spectacle ;

mais, contrairement à toute attente, personne n’osa proférer des cris vengeurs.

Une femme allait mourir et voilà qu'au lieu des plaintes et des pâmoisons habituelles, c'était le calme impressionnant, la démarche assurée d'une créature repentante qui affronte courageusement son supplice.

 

Voici en quels termes le greffier Allard, du Tribunal civil de Brest, constata l'exécution :

« La veuve Castel descend la première de la voiture, appuyée sur son confesseur et sur l'un des exécuteurs des arrêts criminels.

Elle monte d'un pied ferme sur l'échafaud, s'y met à genoux un instant et ensuite se livre au bourreau.

Une seconde après, sa tête a tombé. »

 

« Bescond, moins ferme, monte sur l'échafaud en chancelant, prie l'exécuteur de se hâter et sa tête tombe de suite. »

 

Ce procès-verbal, sec comme un couperet de guillotine, ne faisait pas mention de la cruelle lenteur des préparatifs, ni d'un incident dramatique qui se produisit au moment où le corps de la veuve Castel fut retiré de l'échafaud.

Un journaliste du temps relatait ainsi cet incident :

« Le sang qui jaillit du cadavre a couvert un gendarme et un jeune soldat qui s'est trouvé mal. »

Il n'ajoutait pas, ignorant le détail, que le corps de Bescond était agité de tels soubresauts que les deux hommes chargés de le mettre en bière durent s'agenouiller sur le couvercle pour arriver à le crocheter.

 

Tandis que sa mère expiait sur l'échafaud un crime qu'elle n'avait peut-être pas commis, Joséphine Castel, la seule, avec Bescond qui détint la clef de l'énigme, commençait, sous la bure et dans le silence, ce calvaire de dix années à la prison centrale de Rennes, d'où elle devait sortir irrémédiablement rongée de tuberculose.

 

Relâchée au lendemain du procès, Geneviève Bescond avait trouvé refuge : chez sa mère.

Deux mois plus tard, elle accouchait d'un garçon qui ne reçut pas le prénom de son grand-père et devait devenir un fort honnête homme.

 

Tel est, rigoureusement véridique, le récit de cette affaire qui passionna, voilà cent ans bientôt, l'opinion publique brestoise et dont le souvenir n'est parvenu jusqu'à nous que par le court chapitre que notre excellent confrère M. Delourmel lui a consacré dans sa vivante monographie sur Les rues de Brest.

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Crime abominable ?

Erreur judiciaire ?

 

Nous laisserons à nos lecteurs le soin de trancher à leur gré cette énigme, trop heureux si nous avons pu les intéresser par cette évocation.

 

Fin.

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