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Un voyage à Bordeaux

vers 1835

VARIÉTÉS 
Un voyage à Bordeaux vers 1835

J. Du Boze


Un matin de février, vers sept heures, le pilote Laoua, portant son sac de pain sur le dos et sa longue-vue sous le bras, avait quitté sa maisonnette de Mesglaz, en Landéda, après avoir embrassé sa femme Marie et ses cinq enfants, dont quelques-uns dormaient encore. 
Il se dirigea vers la grève du Vrennik, où, la veille au soir, il avait mis son bateau à l'abri du vent d'est. 


La couleur sombre de la mer et la vitesse des nuages présageaient, dans l'esprit du pilote, une tempête très prochaine. 
Ses trois matelots l'avaient précédé au Vrennik, où le bateau était prêt pour l'appareillage. 
— Allons, mes amis, dit Laoua, embarquons et allons jusqu'à Croix, où nous attendrons ; 
je crois que nous y serons mieux, par le temps qu'il fait, qu'en faisant des bordées dans la Manche. 
— Nous sommes de votre avis, patron, répondirent les matelots. 


Moins d'une demi-heure après, le bateau-pilote était mouillé dans une crique de l'Ile de Croix, parfaitement abritée. 
L'Ile de Croix, située à l'entrée de la rade de l'Aberwrac'h, était, par temps incertain, un poste d'observation pour le pilote Laoua.

De l'endroit le plus élevé de l'ile, appelé le « Kléguen ». il pouvait, avec sa longue-vue, examiner la surface de la mer, depuis le Corréjou Jusqu'au delà des roches de Portsall. 


' La matinée passa sans incident. 
— Je crois, pensa Laoua, que nous ne ferons rien aujourd'hui; du reste, il ne fait pas beau, pour les navires, de sortir des ports, et il est certain que le vent deviendra encore plus fort quand la mer commencera à monter. 


Pendant que le pilote et un matelot observaient la mer, les deux autres matelots s'étaient mis à touiller sous les rochers et avaient péché un superbe homard, qui fut mis à cuire dans le chaudron du bord, on trouva dans l’île du menu bois, qui servit de combustible. 
— Arrivez, camarades, dit le cuisinier, le dîner est prêt. 
 
On s installa, comme d'habitude, dans une cabane construite par des goémoniers; un bout de planche servait de table; on y plaça le crustacé, le pain, le beurre et la gourde, qui contenait encore environ deux chopines de vin. 
On mangea gaiement et du meilleur appétit. 
— Maintenant, ordonna Laoua, vous deux, vous monterez là-haut, vous ferez le quart jusqu'à deux heures, et nous autres nous allons faire un somme.

 
Comme l'avait prévu le pilote, le vent augmenta quand vint le flot; la mer, sans être encore démontée, écumait sur les écueils.

Les deux heures passèrent et on ne vit pas de voiles Ce fut le tour du patron et de l'autre matelot de reprendre le quart. 
Il était environ quatre heures, quand son compagnon dit à Laoua : 
— Patron, je remarque quelque chose du côte 
de Pontusval. 
Le pilote braqua aussitôt sa lunette dans ta direction indiquée. 
— En effet, fit-il, il y a là un navire; c'est un brick; je le distingue facilement, et de plus, je le connais,

c'est l'« Argenton », commandé par le capitaine V... Il a dû charger du froment au port du Kernic et doit se rendre à Bordeaux.
Je remarque qu'il a hissé son pavillon. 
« Allons, mes amis, un brick est en vue ; » 
il veut certainement être piloté jusqu'au port de 
l'Aberwrac'h.

Je sais que la corvée sera pénible; mais, je vous connais, et je suis sûr que vous êtes comme moi d'avis que nous partions immédiatement pour aller à la rencontre de ce navire. 
— Oui, capitaine, embarquons de suite. 

 
Aussitôt les voiles sont hissées et on se met en route par le plus court. 
Le brick avait dépassé l'île Vierge et s'approchait de la cote; la rencontre eut lieu en face des roches Horellou. Malgré l'état de ia mer, le pilote put monter à bord sans grande difficulté.
il renvoya aussitôt son bateau, qui fut bientôt au Vrennik. 

Laoua demanda les ordres du capitaine V--- 
— Faites entrer mon navire à l'Aberwrach répondit-il.

Je veux y relâcher à cause du temps qui est déjà mauvais et qui, je le crains, deviendra encore plus mauvais dans la nuit. 
— Je ferai mon possible, mais je vous déclare qu'à cause de la direction du vent, il nous sera difficile d'arriver au grand mouillage sans louvoyer.

Le tout est de savoir si, dans i'obscurité et avec vent si fort, il ne sera pas dangereux de manœuvrer ainsi. 
Entre temps, le brick avait marché; il longea l'île Stagador et bientôt il entra dans le chenal du Juc'h. 
Près de la roche du Petit-Pot-de-Beurre, le navire dut changer de direction et naviguer presque bout, au vent.

Il avança, malgré tout et arriva péniblement devant le Kribinoc.

Laoua déclara alors au capitaine qu'il ne pouvait répondre du navire, si l'on essayait d'aller plus loin; qu'il y avait grand danger pour lui d’être jeté sur les roches et, qu'à son avis, il fallait mouiller immédiatement ou virer de bord pour retourner au large. 
— Mouille ! crie le capitaine. 
 
On mit deux ancres à la mer, car l'endroit l'on se trouvait était imparfaitement abrité.
Le brick était très secoué, mais il était solide et si les calles des ancres restaient il n'y avait n'y avait pas grand danger pour lui. 

Il fit sans tarder nuit close; le vent augmentait toujours.

Vers huit heures un câble cassait, une autre ancre, prête sur le pont, fut jetée un quart-d'heure après, nouvelle rupture du câble.

Capitaine, s'écrie le pilote, nous ne pourrons pas tenir, donnez l'ordre d'appareiller; je ne vois d'autres moyens de salut que de nous éloigner de la côte et de rester au large jusqu'à  la fin de la tempête. 


On suivit de point en point l'avis de Laoua, et en peu de temps, le brick avait doublé les roches du Libenter et se trouvait hors de danger, du moins du côté de la terre. 
La lune s'étant levée, éclairait de ses pâles rayons la surface de la mer.

Tout a coup, un matelot en vigie, aperçut quelque chose qui flottait sur l'eau agitée. 
Capitaine ! s'exclama-t-il, je crois apercevoir une embarcation à tribord, à trente mètres environ de nous. 
Le pilote fit aussitôt dévier le brick et bientôt le navire et le bateau furent côte à côte. 
L'embarcation, un petit bateau goémonier, contenait trois hommes exténués, dont deux ramaient et le troisième vidait l'eau embarquée 
avec une jatte en bois, comme cela se pratique dans ces petits bateaux, 
Jetez-leur un bout de cordage, commande le Capitaine et qu'ils se dépêchent de monter à bord.
Cette ascension, par un tel temps, était assez difficile, surtout pour des hommes qui avaient les membre! engourdis par le froid.

Enfin, elle réussit

Le navire continuait à fuir devant le temps; cependant le vent avait diminué et tout faisait prévoir que, pour le matin, il se calmerait.

C'est ce qui arriva.


Quand le jour parut, chacun se mit à scruter l'horizon; mais on ne voyait autre chose que la mer toujours en furie mais tendant tout de même à s'apaiser.

Vers neuf heures, le soleil se montra, ce qui permit au capitaine de déterminer approximativement sa position... 
On peut alors s'occuper des trois naufragés, à qui on donne quelques effets de rechange; puis chacun se restaure en mangeant du biscuit et en buvant un petit verre de rhum.

Les trois pêcheurs racontent ensuite leur odyssée. 
Ils habitent le joli village de Locmajan, baigné par l'Aber-Benoit et situé en la commune de Plouguin; ils s'adonnent à la pêche au goémon, dont ils font un commerce.

Ils étaient partis de chez eux le matin pour aller, des roches de Portsall, cueillir cette plante marine; leur bateau en était à moitié chargé 
quand le vent commença à souffler en tempête, ils essayèrent de rentrer à l'Aber-Benoit, mais leurs efforts furent vains.

Après avoir vidé leur bateau, ils se laissèrent aller à la dérive tout en maintenant de leur mieux, l'embarcation bout aux lames.

La nuit arriva sans qu'ils découvrirent nul moyen de sauvetage, et ils avaient maintes fois récité leur in manus tuas, Domine, quand ils rencontrèrent l'Argenton.

Le temps étant maintenant devenu beau, le capitaine V... s'adressa en ces termes au pilote et aux pêcheurs :

 Mes amis, je pourrais revenir en arrière et vous débarquer à Brest, mais cela demanderait peut-être plusieurs jours, ce qui me serait très préjudiciable.

Je préférerais donc continuer mon chemin; dans quelques jours, si le temps continue à être favorable, nous serons à Bordeaux, où je déchargerai.

Je rechargerai dans ce port du vin pour Brest.

J'ai des vivres et de l'eau en quantité suffisante.

De plus, je me propose de vous dédommager pour l'aide que vous m'aurez donnée.
— Nous acceptons votre proposition, capitaine, et renforcerons ainsi pendant quelques jours l'équipage de l'Argenton. 


Mais voyons ce qui se passait là-bas à Landéda et à Plouguin pendant que le brick voguait vers Bordeaux. 
Nous avons dit que les matelots de Laoua avaient ramené le bateau-pilote dans l'anse du Vrennik; ils avaient pu voir le brick mouillé à 
l'entrée de l'Aber-Wrac'h.

Ils allèrent annoncer la nouvelle à la famille du pilote.

Marie très inquiète, ne dormit pas toute la nuit.

Elle croyait voir, à chaque rafale de vent, le navire couler ou être jeté sur les écueils.

Debout avant le jour, elle court à l'église pour allumer un cierge devant Notre-Dame des Anges en murmurant cette prière en breton : M'ar'teu ann avel da grozal, bezlt mam d'hor bugale; 
N'a deuz nemed oe'h d'o dloual pa na vezlmp 
ket gante. Enn oe'h henor, mam dener, Ni 
lavaro pemp pater. 


Le lendemain malin, le bateau-pilote se rendit à l'endroit où l'Argenton » était mouillé la veille au soir; l'équipage constata donc que le brick avait disparu pendant la nuit et il ne fut pas rassuré sur son sort. 
A Plouguin, l'incertitude était encore plus grande qu'à Landéda.

Dès le premier jour, on crut à la perte des trois pêcheurs.

Leurs voisins allèrent s'enquérir dans les environs de Ploudalmézeau ; ils apprirent que des débris d'un bateau avaient été trouvés du côté de l'Aber Ildut; cette nouvelle confirma leur appréhension.

Un matin, des parents, d'accord avec les familles, se rendirent au bourg pour annoncer la triste nouvelle à M. le recteur et le prièrent 
d'autoriser le bedeau à sonner le glas pour les trois disparus. 
Le recteur acquiesça à leur demande.

Le dimanche suivant, ils furent recommandés en chaire, et le prêtre annonça, pour un jour de la semaine, un service et une messe d'enterre- 
ment.
Cependant, aussitôt arrivés à Bordeaux, Laoua et ses compagnons s'empressèrent d'écrire à leurs familles; mais, à cette époque, les correspondances n'arrivaient pas vite à destination, et, avant que les parents apprirent l'heureuse nouvelle, il se passa encore une dizaine de jours. 
Le capitaine V... avait, de son côté, fait, au bureau de la marine, son rapport, relatant tout ce qui était arrivé. 
L'« Argenton » fut vite déchargé et rechargé. 
Il remonta la Garonne et la Gironde et prit la direction de Brest.

Il relâcha deux jours à Belle-Isle et, cinq jours après, il entrait dans la rade de Brest. 
Le pilote Laoua et le capitaine V... qui, comme nous l'avons dit, se connaissaient de longue date, réglèrent leurs affaires d'une façon tout à fait amicale. 
Les trois pêcheurs, après avoir refusé toute rémunération, remercièrent avec effusion le capitaine, le pilote et les marins pour leur avoir 
sauvé la vie et pour les bons soins qu'ils avaient pris d'eux.

Puis, on se dit : « Au revoir ! » 
Les quatre débarqués couchèrent en ville; le lendemain, ils firent route ensemble jusqu'au bourg de Tréglonou.

Là, ils se séparèrent. 
Pour le soir, ceux qu'on avait cru ne plus revoir étaient dans leur famille. 
Le jour suivant, Laoua, Marie et leurs enfants assistèrent à une messe dite en l'honneur de Notre-Dame des Anges.

Quant aux pêcheurs de Locmajan, ils avaient promis d'aller en pèlerinage à Sainte-Anne d'Auray; ils accomplirent leur vœu l'été suivant,

 

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