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1895

Brest sous la Restauration

1826

- Article 5 sur 6 -

 

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Source : La Dépêche de Brest 11 avril 1895

 

En 1819, lors des trois jours de mission, dont le récit valut à Corbière une comparution en cour d'assises suivie d'un acquittement, le sentiment public à l'égard des missionnaires dans lesquels, à tort ou à raison on reconnaissait des Pères de la Foi, c'est-à-dire des Jésuites, ne s'était pas traduit seulement par des charivaris et une formelle protestation ;

on avait demandé que Tartuffe fût représenté au théâtre, et, fort passablement jouée, dit Corbière,

l'œuvre de Molière avait eu un grand succès.

Il n'y eut pas de charivaris en 1826, pas d'attroupements, et l'on jugea inutile sans doute d'aller prier la municipalité d'exiger une nouvelle fois l'éloignement des missionnaires ;

mais, comme en 1819, on demanda Tartuffe seulement, les temps n'étaient plus les mêmes.

À Louis XVIII, relativement libéral, avait succédé Charles X, le roi de la Congrégation ;

et jouer Tartuffe, quand l'abbé Guyon et ses édifiants acolytes étaient là, y pensait-on ?

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Si l'autorité supérieure s'en souciait fort peu, le public, par contre, y pensait fort et se montra tenace dans sa requête.

C'était la coutume alors, quand un groupe de spectateurs désiraient tout particulièrement une pièce, de formuler la demande sur de petits morceaux de papier qui, recueillis sur la scène, étaient portés ensuite à la municipalité, laquelle décidait.

Dès les premiers sermons.

Tartuffe était ainsi demandé, et il semble bien que le maire, M. Barjou, avait promis que la représentation aurait lieu.

Mais les jours passaient et Tartuffe n'était pas annoncé.

Les réclamations se renouvelèrent à chaque soirée, de plus en plus pressantes.

On a conservé le texte de quelques-uns des billets qui devaient instruire le maire des sentiments des habitués du théâtre :

— « Nous persistons à demander le Tartuffe, en dépit de la congrégation et des Jésuites », lit-on sur l'un d'eux.

Un autre est ainsi conçu :

— « Nous espérons que la France entière ne pourra pas dire que nos autorités municipales se sont liguées avec les Jésuites pour nous priver, non-seulement de la tranquillité dans l'intérieur de nos maisons, mais encore des plaisirs que nous allons chercher hors de chez nous.

— Le public du spectacle n'empêche pas le public de la mission de mourir de béatitude ;

le public de la mission ne doit pas nous empêcher de rire. »

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Un troisième avait l'ironie plus forte encore :

— « Des Tartuffes sont sans doute en cette ville.

Ils auront instamment prié M. le maire d'empêcher qu'on les joue.

Cela est fort simple, etc. »

 

Pendant que le maire recevait de ses administrés ces billets doux, le préfet et le sous-préfet s'efforçaient de lui démontrer que la promesse qu'il avait faite d'autoriser Tartuffe ne saurait être pour lui un engagement.

« Quant au Tartuffe, mon Cher Barjou, lui écrit le sous-préfet le 11 octobre, je vous dirai franchement que je suis étonné qu’une bonne tête comme la vôtre croie avoir pris des engagements avec les jeunes gens de Brest. »

Le préfet, venant à la rescousse, disait de son côté :

« Vous jugez mal votre position lorsque vous croyez que votre considération personnelle aurait à souffrir du refus que je ferais d'autoriser la représentation de Tartuffe. »

 

Le maire traînait donc les choses en longueur, très en peine sans doute de prendre un parti, entre ses concitoyens qui, avec une volonté chaque jour plus persistante, réclamaient Tartuffe et le sous-préfet et le préfet qui n'en voulaient pas.

On en était là quand le 12 au soir un incident d'une exceptionnelle gravité se produisit.

 

Le théâtre n'était pas alors disposé comme aujourd'hui.

L'espace occupé actuellement, derrière l'orchestre, par les fauteuils d'orchestre et le parquet formait le parterre ;

des bancs en bois mobiles, placés de chaque côté d'un passage central et qui allait de la porte de face à la barrière de l'orchestre, le garnissaient.

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La représentation avait commencé de bonne heure ;

dès 6 h. 3/4, le maire, rejoint peu après par le sous-préfet, était venu dans la loge municipale.

Comme à toutes les soirées précédentes, le public réclama Tartuffe ;

des billets furent jetés sur la scène ;

quelques spectateurs même avaient réclamé à haute voix, quand la réponse, impertinente peut-être, maladroite à coup sûr, du commissaire de police de service Parison déchaîna une tempête.

De toutes parts, on proteste contre ses paroles, on siffle.

Le maire veut parler ;

impossible de se faire entendre.

Le sous-préfet est moins heureux encore.

Tout le parterre réclame Tartuffe ou pas de représentation.

Alors, sans que le rideau ait même été baissé, et les acteurs étant toujours en scène, des gendarmes maritimes apparaissent aux deux portes latérales.

L'exaspération des spectateurs s'accroît, au lieu de se calmer.

Les gendarmes pénètrent dans la salle ;

mais leur consigne manquait-elle de précision ou répugnait il à ces braves gens d'empoigner brutalement leurs concitoyens pour l'expression un peu vive de sentiments que peut-être ils partageaient ?

Le maire trouve leur attitude molle, et appel est fait à une autre troupe, moins suspecte de faiblesse envers la population et qui saurait, elle, assurer le respect des missionnaires et de l'autorité.

 

La garnison de Brest comprenait alors un régiment étranger, le régiment de Hohenlohe, ramassis d'Allemands, d'Italiens, de Portugais, etc., dont beaucoup ne savaient pas un mot de français.

Par les trois portes du parterre, les Hohenlohe s'avancent, sous la conduite du commissaire Parison.

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Des soldats étrangers contre des Français !

 Ce n'est, dans toute la salle, qu'un cri de colère et d'indignatio.

On prend les bancs, on les entasse, on s'en fait un rempart ;

puis, les Hohenlohe frappant à coups de crosse de fusil, on riposte avec les bancs, avec des tabourets que les spectateurs des loges, des galeries supérieures font pleuvoir sur les envahisseurs.

C'est une vraie bataille, au cours de laquelle plusieurs citoyens sont blessés.

Elle ne cesse que par l'intervention d'officiers du régiment qui arrêtèrent l'ardeur de leurs hommes.

Interpellé par quelques spectateurs, le maire donne sa parole que tous peuvent sortir sans crainte d'être arrêtés, et la sortie s'effectue avec calme.

 

Au dehors, trois mille personnes étaient assemblées sur le Champ-de-Bataille, anxieuses, se demandant comment la bataille allait finir et non moins indignées de ce recours aux étrangers.

Quand le maire, quittant le théâtre, parut sur la place, il y fut accueilli par des clameurs, les cris de :

À bas le maire ! et d'Assassin ! Assassin des Brestois !

 

Aucune arrestation n'avait pu être opérée le soir ;

il eût fallu arrêter la salle entière.

Dès le lendemain, la police se préoccupait de trouver des coupables ;

dans le nombre, le maire eût désiré comprendre un officier de l'administration de la marine ;

il dut y renoncer.

Le 15, quatre-vingt-six citoyens signaient une adresse au comte de Castellane, préfet du département, dans laquelle ils rappelaient brièvement les faits.

« Jamais, disaient-ils à la fin de cette adresse, on n'a exigé la représentation immédiate de la pièce ;

le maire a toujours été prié de fixer un jour.

— Jetons sur tout le reste un voile de douleur.

Jamais le théâtre brestois n'avait été envahi par les baïonnettes ;

jamais nos fils n'avaient payé de leur sang le crime d'avoir demandé une pièce française. »

 

Le lendemain, les arrestations commençaient…

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