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1895

Brest sous la Restauration

1823 - L'affaire des Suisses

- Article 4 sur 6 -

 

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Source : La Dépêche de Brest 29 avril 1895

 

1823, deux ans de suite, deux maires de Brest ont dû donner leur démission, à la suite de troubles : M. Henry, en 1819, M. Ymbert en 1820.

Un adjoint au maire, M. Miorcec de Kerdanet, a été révoqué.

Un troisième maire, M. Kerros, est en fonctions en 1823.

 

Sera-t-il plus heureux que ses prédécesseurs ?

Remplira-t-il jusqu'à leur terme légal ses fonctions ?

Le 31 mars 1823, il adressait aux habitants la proclamation suivante, que nous avons déjà reproduite :

« Habitants de Brest,

« Des scènes déplorables ont signalé la soirée d'hier :

Plusieurs citoyens ont eu à se plaindre de voies de fait exercées sur leurs personnes ;

au mépris de la loi, l'asile d'un citoyen a été violé, et ce citoyen a été frappé, dans son domicile même, par la force armée chargée de le protéger.

« Vos magistrats ont pris sur cet acte de violence tous les renseignements possibles, et vous pouvez compter qu'une justice sévère sera faite des coupables.

« Soyez donc confiants dans leur sollicitude, écoutez leur voix paternelle et conservez dans cette circonstance le calme et la sagesse qu'ils ont le droit d'attendre, et dont vous leur avez déjà donné tant de preuves.

« Évitez surtout avec soin tout ce qui pourrait tendre à troubler l'harmonie qui doit régner entre les habitants et les troupes de la garnison :

votre but est le même, c'est l'amour du roi, l'obéissance aux lois et aux institutions qui nous gouvernent.

« Brest, le 31 mars 1823.

« Le maire, JH KERROS. »

 

Huit jours après, M. Kerros était révoqué.

Que s'était-il donc passé ?

Ce que les archives ni la bibliothèque de la ville n'ont pu nous dire, les dossiers du tribunal vont nous l'apprendre.

 

Parmi les corps qui composaient alors la garnison de Brest se trouvait un régiment suisse, le régiment de Freuller.

Pas plus que ne le seront plus tard les soldats de Hohenlohe, les Suisses n'étaient populaires.

Ils savaient mal le français ou ne l'entendaient pas du tout et se considéraient un peu comme en pays conquis, chargés par le roi de surveiller et maintenir dans le respect et l'obéissance ses turbulents sujets.

Chaque semaine, des rixes se produisaient entre habitants et soldats.

Les premiers reprochaient aux seconds leur nationalité d'abord, comprenant mal que des étrangers pussent avoir en France une autorité quelconque sur des Français, leur grossièreté ensuite et leur brutalité, et les seconds, s'irritant de cette antipathie si clairement marquée et que peut-être ils ne s'expliquaient pas, devenaient, à mesure que se succédaient les conflits, de moins en moins conciliants.

Entre le régiment et la population, l'antagonisme était complet quand, le soir du 30 mars, un incident, de peu d'importance au début, se produisit.

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Louis Aloy de Hohenlohe-Waldenburg-Bartenstein

 

Brest, en 1823, n'avait encore, pour communiquer avec le dehors, que trois portes, étroites issues percées dans l'épaisse muraille qui enfermait la ville, aux deux extrémités opposées, la porte du Conquet, à Recouvrance, la porte de Landerneau et la porte Saint-Louis, au haut de la rue de Siam et de la Grand'Rue, entre la place des Portes et la place actuelle de la Liberté.

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Ce soir-là, des Suisses et un piquet de soldats de marine occupaient le poste de la porte de Landerneau et un second poste à l'avancée.

Vers six heures, deux individus se battant dans une ruelle voisine du poste, le sergent du piquet de marine arrêtait l’un d'eux ;

puis, pareille rixe se produisant à l'extérieur des portes, le poste sortait et arrêtait deux autres individus.

Le chef de poste, le lieutenant Studinger, du régiment suisse, fît prendre les armes à une partie de ses hommes et, sous cette escorte, envoya les trois prisonniers au poste central de la place, sur le Champ-de-Bataille.

L'un des individus arrêtés fît-il résistance ?

Était-il ivre ?

On le portait et cela n'allait pas sans doute sans quelques grognements de la part des Suisses, quand, au haut de la rue de Siam, une femme sortit brusquement d'une maison et, voulant écarter les soldats, tenta d'approcher de l'individu en s'écriant :

« C'est mon mari ! Rendez-le-moi ! »

Le caporal qui commandait l'escouade se méprit-il sur ce que disait cette femme ?

Il lui répondit par un coup de poing dans la poitrine, qui la renversa.

La femme revint à la charge, fut de nouveau repoussée et renversée.

Un habitant qui passait voulut s'interposer, représenta au Suisse sa brutalité :

— Cela ne vous regarde pas ! répondit le Suisse, puis dégainant il menaça l'habitant qui prit la fuite, remontant la rue de Siam, le Suisse à ses trousses et sabre en main.

Avec un parapluie qu'il portait et qu'il jeta, l'habitant para un coup de sabre, puis, arrivé à la hauteur de l'hôtel du Grand-Monarque, s'engagea sous le porche de l'hôtel :

Il était sauvé.

Cependant, un rassemblement s'était formé.

Le lieutenant Studinger sort du poste avec trois ou quatre hommes et se dirige vers l'hôtel.

Il entre sous le porche, fait trois ou quatre pas, puis est arrêté par le maître d'hôtel Picard qui, répondant des personnes qui sont chez lui, s'oppose à ce que la garde entre dans sa maison.

Dans la foule on crie :

À bas les Suisses !

C……. de Suisses !

 

À ce moment, un voisin qui de sa fenêtre a suivi la scène, s'approche de l'officier et lui mettant la main sur le bras :

— «Monsieur, dit-il, vous ne connaissez pas nos usages et je crois que vous ne pouvez pas violer le domicile d'un citoyen ;

faites consigner la maison, je vais chercher un commissaire de police. »

L'officier ne comprit-il pas ?

Il ne répondit rien, tira son épée ;

et Picard, traité de coquin et de drôle par l'officier, menacé des baïonnettes, bousculé, saisi au collet, fut empoigné et conduit au corps de garde.

Sa femme, qui survient et demande pourquoi on l'emmène et, dans son émoi, laisse peut-être échapper quelque propos un peu vif, est repoussée, puis arrêtée à son tour par d'autres soldats du poste qui accourent et traînée au poste.

Chemin faisant, pour l'engager à marcher, un soldat lui donne un coup de crosse de fusil sur la nuque.

Le cuisinier de l'hôtel et un marmiton sont ensuite et successivement arrêtés.

 

Dans la rue, sur la place, la foule avait grandi.

Le bruit s'était rapidement répandu en ville que les Suisses maltraitaient des habitants.

Sur l'étroite place des Portes, quatre cents personnes sont massées, de toutes classes et de tous rangs,

hommes, femmes, enfants, qui se redisent les arrestations opérées, les coups portés par les Suisses, s'exaltent à mesure, crient :

À bas les Suisses !

La porte du corps de garde s'ouvre ; on entend un Suisse répondre à la femme Picard, qui demande à sortir :

« Tu ne sortiras pas, gueuse ; reste là, salope ! »

L'agitation et les cris redoublent.

Un commissaire de police et le major de la place arrivent.

Pour calmer la foule, ils conseillent à l'officier de remettre ses prisonniers en liberté.

Mais devant le poste, les Suisses et les soldats d'infanterie de marine sont en armes, baïonnette au canon.

On crie : À bas les baïonnettes !

Le sergent d'infanterie de marine fait remettre au fourreau les baïonnettes de ses hommes.

La foule applaudit, crie : Vive la marine !

Mais les Suisses restent en armes, et contre eux les cris recommencent, mêlés d'invectives.

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Suisses 1.jpg

Suisses

 

Cependant les autorités, prévenues de ce qui se passe, sont arrivées sur la place.

Le sous-préfet, M. de Guesnet, fait faire, par un commissaire de police et à quatre reprises, les sommations d'usage.

La foule ne se dissipe pas.

Déjà, les portes de la ville avaient été fermées, la générale battue en ville.

 

Quand le général Avizard, qui commande le département, arrive à son tour, l'agitation est à son comble.

 

Au dehors, attirées par le bruit des tambours qui battaient la générale, quarante personnes environ étaient groupées devant la barrière de l'avancée de la porte Saint-Louis, attendant qu'on leur ouvrît le passage.

Un jeune homme, M. de la Crosse, qui rentrait en ville, se heurtant comme tout le monde à la barrière fermée, interpelle à haute voix un officier qui se trouve de l'autre côté de la barrière et lui demande le passage :

— « Fussiez-vous 40,000, vous n'entrerez pas, répond l'officier ; vous êtes de la f... canaille. M.... ! »

Puis, un gamin de quatorze ans étant descendu dans le chemin couvert et s'avançant vers la porte, deux soldats le poursuivent, l'un en croisant la baïonnette, l'autre le sabre nu à la main.

Alors, de ce côté de la muraille comme de l'autre, la colère s'empare de tous ;

on crie :

À bas les Suisses !

Quelques pierres sont jetées.

Les Suisses se retirent ;

on entend distinctement le commandement :

Apprêtez armes !

Puis les Suisses font feu.

La nuit était venue.

Une guérite, où deux balles allèrent se loger, fut heureusement seule blessée.

Au bruit des coups de feu, une partie du groupe se dispersa, quelques pierres furent encore jetées, puis le général Avizard, qui avait ordonné de charger les armes et de tirer, inquiet peut-être des suites possibles de son ordre, vint à l'avancée, fit ouvrir la barrière ;

la foule passa.

 

Sur la place des Portes, le maire avait vainement essayé de calmer ses concitoyens.

Après les coups de fusil, des propos très vifs sont échangés.

De notables citoyens se pressent autour du maire, du sous-préfet, du vice-amiral de Gourdon, commandant la marine, du général de Balthus, commandant de place, surtout du général Avizard, à qui M. de la Crosse, sans savoir que l'ordre de tirer a été donné par lui, porte plainte contre les Suisses et le chef de poste, officier ou sous-officier, qui a commandé le feu.

On se demande pourquoi on a tiré, sur qui.

Le maire, qui ne sait pas non plus sans doute que l'ordre est venu du général, dit que les Suisses peuvent être blâmés pour avoir tiré.

Le sous-préfet, les autres personnes présentes semblent, par leur silence, approuver ce sentiment.

Le général ne s'explique pas ;

il dit seulement, d'un ton bourru, que si les Suisses sont coupables, ils seront punis, et qu'il ne recherche, d'ailleurs, ni les éloges de son interlocuteur ni ceux des Brestois.

Des colloques s'engagent entre lui et quelques-uns des manifestants.

À l'un d'eux qu'il prend par le bras, il dit :

« J'appelle drôles tous ceux qu'on arrête. »

Puis, comme il faut que tout ait une fin, l'agitation se calme et la foule se disperse vers neuf heures.

L'affaire avait duré trois heures.

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Antoine-Louis Gourdon

 

Le lendemain, l'émotion en ville était telle encore que plusieurs personnes allèrent à la mairie trouver le maire et lui demander des armes.

Dans la journée, il fît afficher la proclamation qu'on a lue.

 

Le 8 avril, par une ordonnance publiée le 10 au Moniteur, il était révoqué.

« Vu la proclamation publiée par le maire de Brest le 31 du mois dernier, disait l'ordonnance, sur le rapport de notre ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur..., le sieur Kerros (le Moniteur imprimait Kerbos), maire de la ville de Brest, est révoqué de ses fonctions. »

 

Les Suisses du roi étaient vengés.

 

Le procureur du roi voulut compléter l'effet de l'ordonnance.

Parmi les victimes ou les manifestants du 30 mars, il en choisit cinq qui, le 17 mai, comparurent devant le tribunal correctionnel :

Jean-Baptiste-Joseph Loyer, âgé de 37 ans, marchand de drap, demeurant rue Saint-Louis, celui-là même qui, dans la rue de Siam, après avoir fait au caporal brutalisant une femme des observations reçues par la menace d'un coup de sabre, avait dû fuir et s'était réfugié à l'hôtel ;

puis l'aubergiste lui-même, Thomas Le Roux, dit Picard, âgé de 47 ans.

Les trois autres étaient Pierre-Joseph Téru, âgé de 40 ans, propriétaire, Louis-Charles Durocher de la Perigne, 26 ans, ex-officier, et Pierre-François Le Bastard, âgé de 20 ans,praticien.

Soixante-trois témoins furent appelés à déposer devant le tribunal.

L'affaire occupa quatre audiences.

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Finalement, le procureur du roi demanda au tribunal le renvoi de l'affaire des deux premiers prévenus, Loyer et l'aubergiste Picard ;

pour les autres, il conclut à une peine de trois mois de prison et 300 francs d'amende.

Le tribunal se montra tout à la fois plus et moins sévère.

Il condamna Loyer à 25 francs d'amende, Picard à 10 francs, Téru à un mois de prison, La Périgne à un mois de prison et 100 francs d'amende ;

Le Bastard eut quinze jours de prison et une amende de 50 fr.

 

Une des audiences avait été marquée par un incident.

L'un des avocats, Me Du val, demandant que cette question soit posée à un témoin :

« S'il n'est pas vrai que le lendemain de la scène, l'administration municipale était d'accord avec les autorités supérieures sur les faits de l'instance et sur les mesures à prendre pour le maintien de l'ordre », le tribunal, sur la réquisition du procureur du roi, s'y oppose.

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Me Duval demande alors que le tribunal pose la question suivante :

« S'il ne fut pas convenu entre l'administration municipale et les autorités supérieures que, sur les faits même qui font l'objet de cette instance et leur caractère, M. le maire ferait une proclamation ».

 

Un autre avocat, Me Le Donné, se lève pour appuyer la demande de son confrère et lit un paragraphe de Dupin relatif à la liberté de la défense.

Mais ils deviennent indiscrets, ces avocats ;

ils veulent en faire dire trop long devant le tribunal.

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Le procureur du roi demande « qu'il soit enjoint à Me Le Donné de se maintenir dans les bornes du respect qu'il doit au président du tribunal et à la magistrature ».

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Me Duval présente la défense de son confrère, et le tribunal, « après en avoir délibéré, avertit Me Le Donné d'être à l'avenir plus circonspect », puis il décide que la question ne sera pas posée, « attendu qu'elle rentre dans la première ».

 

Ah ! La liberté de la défense n'était pas un vain mot devant les tribunaux royalistes, en l'an de grâce 1823 !

 

Pour avoir pris le parti de ses concitoyens, M. Kerros avait donc été frappé.

Ses concitoyens l'en dédommagèrent, en lui offrant une coupe, comme témoignage de remerciement et de sympathie.

 

Le 10 septembre 1823, après un interrègne de cinq mois pendant lequel les fonctions de maire avaient été remplies par un adjoint, M. le marquis de Foresta, préfet du Finistère, procédait à l'installation du nouveau maire de Brest, M. de la Martre, chevalier de Saint-Louis.

Dans le discours qu'il prononça en ouvrant la séance, le préfet fit d'abord l'éloge des Bourbons :

« Votre opulence est leur ouvrage », dit-il ;

puis, après une phrase sur leurs titres à la reconnaissance de la ville qu'ils n'avaient peut-être pas obtenue et un mot sur les « fréquents écarts » des habitants, s'adressant au nouveau maire :

« C'est à vous, monsieur le chevalier de la Martre, que le roi confie les rênes de l'administration de cette ville,

l'une des plus importantes de son royaume.

Tenez-les d'une main ferme ;

elles échappent à la faiblesse... »

 

Et voulant l'édifier sur la manière dont un bon et fidèle sujet du roi devait entendre l'exercice des fonctions municipales, il ajoutait :

« C'est en châtiant les mauvais citoyens qu'on protège les bons, et voilà la conséquence que nos sophistes politiques voudraient éviter.

Ils ont sans doute leurs raisons pour cela, ces hommes insidieux qui s'efforcent d'ériger l'autorité municipale en puissance tribunitienne, de lui donner une attitude hostile contre le gouvernement du roi, d'en faire en un mot un bouclier tutélaire à l'abri duquel viendraient se grouper tous les perturbateurs comme en un asile inviolable. »

 

M. de la Martre était un ancien soldat de l'armée de Condé.

Il devait comprendre ce langage.

Il répondit en assurant le préfet de son zèle et de son dévouement sans bornes.

 

Près de sept ans plus tard, le 14 septembre 1830, un autre préfet installait à son tour un nouveau maire, et répondant au discours du préfet, le maire disait :

« J'étais maire en 1823.

Vous rappeler le ministère déplorable et les Suisses, c'est vous rappeler ma destitution.

J'étais votre maire, et je crus avoir fait mon devoir. »

Puis il déclarait que ses fonctions seraient « toutes paternelles, étant partagées avec un magistrat investi de la confiance d'un roi-citoyen ».

De 1823 à 1830, du roi légitime au roi-citoyen, on avait fait du chemin.

Et Brest, la cité libérale, avait applaudi à la révolution, comme elle devait applaudir à celle de 1848, marquant ainsi chaque étape que faisait la France vers l'égalité et la liberté.

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