1939
Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez
- Article 1 sur 8 -
Source : La Dépêche de Brest 28 mai 1939
Noires et blanches, le pis tout gonflé de lait, les vaches de Mône buvaient béatement à larges goulées qui faisaient saillir les veines de leurs cous épais.
Elles buvaient une eau vaseuse, chargée de plantes aquatiques et de têtards, mais délicieusement tiédie par le soleil de cette longue journée de mai.
Et quand elles avaient bu, elles redressaient la tête en poussant un mugissement de plaisir, avec un peu d'écume fleurie aux coins de la bouche, une sorte d'attendrissement dans leurs beaux yeux stupides.
Un bruit de pas les fit toutes se retourner vers l'orée d'un bois tout proche.
Mône eut un réflexe de frayeur, puis un sourire rassuré.
L'homme qui débouchait du couvert n'était autre que Charles Le Foll, Charlik du Rustang, paroisse de Scrignac, une vieille connaissance, le meilleur ami de son père.
Ils causèrent longuement.
Charlik était très loquace, ce soir-là.
Il avait la figure enflammée et sentait le gwin-ardent.
Dame ! C'est qu'il venait de Brest, où il avait été vendre une paire de bœufs.
On s'était arrêté dans pas mal d'auberges avec les compagnons.
Une bonne journée !
Et il tâtait, sous sa blouse noire de maquignon, le sac de toile cousu au revers du gilet où était serré l'argent de ses bêtes.
Ils firent route ensemble par le chemin creux, véritable tunnel de verdure dorée qui menait à leurs fermes voisines. Tandis que la jeune fille poussait son troupeau de la voix, Charlik admirait à la dérobée sa mince silhouette vouée à l'alourdissement des maternités, sa jolie tête ronde aux yeux clairs, bien encadrée dans un béguin de toile grise, son air sage, toute cette fraîcheur, ce parfum de jeunesse qu'il n'avait jamais connus chez sa femme, épousée veuve avec deux enfants d'un premier lit, et qui suscitaient, en son cœur de quadragénaire, un regret poignant.
Il étouffa un soupir, brusqua les adieux :
« Bonsoir Mône ! Bien des choses à ton père ».
La jeune fille fit écho de sa voix claire : « Bonsoir Charlik ! ».
— Ah ! Te voilà enfin ! Je croyais que tu n'arriverais jamais.
Tu es encore resté boire avec cet ivrogne de Corentin.
C'est en ces termes dénués d'aménité que Barba Le Foll, la fermière du Rustang, accueillit son mari.
De dix ans plus âgée que lui, longue, maigre, sans grâce, avec un visage jaune et ridé comme une pomme d'avril, un menton de chèvre, effilé et velu, un cou tendineux, elle ne le considérait pas autrement que s'il eût été le maître valet de la maison.
Avant d'aller manger sa soupe au « bloneg » au coin de l'âtre, il dut rendre un compte exact des pièces d'argent rapportées, qu'elle s'empressa d'aller serrer à l'étage, dans une cachette connue d'elle seule.
Encore devait-elle le gourmander toute la soirée, pour ses dépenses de route :
Quelques misérables sols.
Charlik s'était couché et, tout au plaisir de détendre, parmi les draps frais, ses jambes endolories de fatigue,
il dédaignait de se mêler au soliloque de la mégère.
Celle-ci vaquait aux derniers soins du ménage, relevait les cendres sur la braise, se déshabillait, mouchait la chandelle et se disposait à aller mettre la barre de la porte, dernier acte d'une activité immuable et minutieusement réglée, lorsqu'un bruit de voix retentit au dehors :
« Ho ! là-dedans ! ».
En même temps, le loquet jouait sous l'effet d'une main invisible et la porte s'ouvrit.
Deux ombres se découpèrent sur le ciel lunaire, deux ombres étrangement contournées.
« Des militaires ! » pensa Charlik et il sentit une sueur froide sourdre à son front.
« Qu'est-ce qu'ils veulent ? »
— Nous sommes perdus ! cria la fermière.
— Tais-toi, la vieille, ordonna l'une des voix, et allume la chandelle.
Plus morte que vive, elle obéit.
C'étaient bien des soldats.
Ils étaient sept, portant l'habit bleu des artilleurs de la Révolution, avec pantalons et gilets verts, de grands chapeaux à la française, ornés de la cocarde tricolore et du plumet rouge.
Celui qui paraissait être le chef de la bande avait un sabre au baudrier, une paire de pistolets passés dans sa ceinture et un air de résolution farouche.
La lueur vacillante de la chandelle lui révéla la présence de Charlik.
— Allons l'homme, debout !
L'autre voulut s'excuser :
« Je suis écrasé de fatigue.
Laissez-moi dormir.
Si vous avez besoin de quelque chose, demandez-le à ma femme.
C'est elle qui garde les clés du cellier et des armoires ».
Barba lui jeta un regard homicide :
« Le guinaouek ! L'imbécile ! Quel besoin de parler des armoires ! »
Un soldat s'approcha du lit et leva une crosse menaçante au-dessus de la tête du paysan :
« Hâte-toi ou bien !... »
Toute résistance devenait inutile.
Charlik sauta à terre et passa ses habits.
Nous avons besoin d'un cheval, fit le chef.
Docile, Charlik prit la porte.
— Où vas-tu ? lui cria-t-on.
— Eh bien ! Je vais vous seller un cheval.
— Oui et t'en aller avec.
Ton domestique s'en chargera.
Toi, prépare-toi à nous accompagner.
Il implora : « Où m'emmenez-vous ? »
Personne ne prit la peine de lui répondre.
Il chercha sa femme des yeux.
Elle s'était rencognée dans l'ombre d'un bahut et tremblait de tous ses membres ;
mais son visage n'offrait aucune trace de compassion.
À vrai dire, le sort de son mari l'inquiétait moins que celui de ses écus, et elle poussa un soupir de soulagement quand elle comprit qu'on n'en voulait pas à ceux-ci.
Dès cet instant, elle afficha même un zèle indécent à presser son mari :
« Dépêche-toi : ces messieurs t'attendent »
et quand ils furent sortis, elle eut, à voix haute, cette réflexion triomphante :
« Tiens ! Ils n'ont même pas songé à manger ni à boire »,
par où se marquait toute la sécheresse de sa vilaine âme cupide.
Son mari ? Bah! il reviendrait au matin avec les chevaux.
On ne tue pas un chrétien comme ça, pour rien !
Elle monta s'assurer que son magot était toujours en place et se coucha après avoir barricadé sa porte avec le pot de grès de cent livres, où était le lard à saler.
Dehors, Charlik apprit, sans témoins, ce qu'on attendait de lui :
« Tu vas nous servir de guide.
Nous avons une lettre à remettre à un citoyen de Ploudiry ».
On le fit monter à cheval avec un soldat, en croupe, et il dut prendre la tête de l'expédition.
Une lune énorme, de couleur fauve, dérivait dans le ciel criblé d'étoiles et répandait sur la campagne endormie sa lumière d'argent triste.
C'est par des nuits pareilles, toutes peuplées d'ombres tournantes et démesurées, que des gens superstitieux disaient avoir vu le char de l'Ankou, les korrigans, les viltansous, entendu le battoué des lavandières maudites.
Les mères grand' en faisaient, aux veillées, des contes effrayants dont se riaient les hommes ;
mais probablement que ces esprits forts auraient frissonné s'ils avaient croisé cette troupe sinistre de mystérieux soldats en marche dans les chemins creux, et saluée par l'aboi des chiens de garde ou le chuintement lugubre des oiseaux de nuit.
De Scrignac, elle gagna le Relecq, du Relecq, Loc-Eguiner, Guimiliau, dernière étape avant l'accomplissement de la besogne criminelle qu'elle s'était assignée.
À suivre