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1939

Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez

- Article 2 sur 8 -


 

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Source : La Dépêche de Brest 29 mai 1939

 

Le prêtre était déjà en chaire pour le prône lorsque Rénéa Breton et sa fille Guillemette se glissèrent dans l'église de Guimiliau.

Mais, quelque discrétion qu'elles y eussent mise, le grincement du lourd vantail rouillé avait trahi leur entrée tardive et les regards se tournèrent vers elles, réprobateurs.

 

Rougissantes de confusion, elles allèrent s'agenouiller — faute de place — derrière les fonts baptismaux, parmi les vieillards, qui sécrétaient furtivement leur jus de chique dans la vasque de granit.

 

Plus haut, vers la nef, un jeune paysan de 23 ans, Goulven L'Herrou, se contorsionnait à son banc pour tâcher d'apercevoir sa bonne amie Guillemette, certains disaient même :

Sa fiancée, encore que la chose ne fût pas officielle.

Pourquoi donc était-elle si tard ?

Est-ce qu'il était arrivé quelque chose au Kerréon ?

Le père malade, peut-être ?

Un cheval qu'il avait fallu saigner ?

Pourvu qu'elle l'attendît à la fin de la messe !

 

L'office se passa pour Goulven dans ces inquiétudes profanes et, sitôt l'Ite Missa est, il manœuvra pour gagner la sortie ; mais il fut pris dans un remous et dut piétiner longtemps derrière la cohue qui s'étranglait à la porte, de telle sorte que les deux femmes avaient disparu lorsqu'il déboucha dans le cimetière.

Il courut aux endroits où elles avaient coutume de de s'attarder le dimanche.

Personne ne les avait vues.

Quelle hâte singulière à s'éloigner !

 

« Il faut à tout prix que je les voie » se dit Goulven et, résistant aux appels de ses camarades qui voulaient l'entraîner dans une partie de quilles, il prit le chemin de Kerréon.

 

Au bout de cinq minutes, il avait rattrapé les deux femmes.

Elles paraissaient contrariées de le voir.

Il s'en aperçut, demanda :

— « Il y a quelque chose qui ne va pas là-bas ?

— « Nous sommes pressées », répondit la mère.

— « Vous permettrez bien que je vous fasse un pas de conduite », poursuivit le jeune homme.

— « Non, Goulven, pas aujourd'hui » fit-elle; puis, devant son insistance et son air désolé, elle finit par lui expliquer :

« Je vais vous dire une chose, parce que vous êtes presque de la famille, mais il ne faudra la répéter à personne, vous m'entendez, à personne.

Il y va de notre vie.

Ce matin, vers 3 heures, nous dormions profondément, lorsque nous fûmes réveillés en sursaut par des coups violents dans la porte.

Alain cria :  « Qui est là ? »

On répondit en breton: « C'est moi ».

« Qui, vous ? » riposta mon mari.

« Charles Le Foll, de Scrignac.

Ouvrez.

Je suis ici avec des gens qui ont besoin de repos ».

— « Êtes-vous nombreux ? »

 

C'est alors qu'une voix coléreuse intervint :

« Nous sommes sept et nous avons des armes et si tu n'ouvres pas sur-le-champ, foutu bougre,

on mettra le feu à ta baraque. »

 

Ils se mirent tous à cogner dans la porte.

Mon mari se décida alors à allumer et à leur ouvrir.

Dans sa précipitation, il n'avait même pas songé à mettre ses culottes et de le voir ainsi, nu-pieds, en chemise, les hommes eurent un gros rire :

« Va t'habiller, tu n'es pas beau à voir. »

 

C'étaient des militaires.

Ils montèrent à l'étage et tirèrent de leurs havresacs deux grandes pièces de viande.

« Vous nous ferez de la soupe avec ça, pour midi, me dit l'un d'eux, un noiraud de 30 ans, que ses compagnons appelaient La Gaîté.

Jusque-là, laissez-nous dormir.

Si vous êtes sages, il ne vous sera fait aucun mal et même on vous paiera la dépense, mais si vous avez le malheur de bouger ou de révéler notre présence à qui que ce soit, vous ferez connaissance avec ce citoyen-ci et il tira un pistolet de sa ceinture.

D'ailleurs, l'un de nous veillera à la fenêtre. »

 

« Inutile de vous dire que nous ne nous sommes pas recouchés de la nuit.

Ils nous ont laissées venir à la messe pour que notre absence ne soit pas remarquée.

« Aussi, Goulven, je n'ai pas besoin de vous recommander le silence.

Maintenant, partez.

Au revoir, Goulven. »

 

Le ton était sans réplique.

Le jeune homme s'éloigna, quoique à regret.

 

« Nous n'avons rien à craindre, lui jeta la jeune fille avec un beau sourire attendri.

Venez demain soir à la veillée.

On vous racontera. »

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Goulven fut fidèle au rendez-vous.

Dès 8 h. 1/2 il était à Kerréon.

Le repas du soir n'était pas encore commencé.

Le chaudron de bouillie d'avoine fumait au centre de la table et, tout autour, les écuelles pleines de lait frais formaient le carré.

Quand son promis entra, Guillemette était occupée à tirer les cuillers de bois du parailleur.

 

— Déjà Goulven ! dit-elle en lui montrant un visage transfiguré par la joie.

— C'est donc trop tôt ? demanda-t-il malicieusement.

 

Pour toute réponse, elle vint lui tendre sa joue ferme et dorée, qu'il baisa dévotieusement.

 

Les hommes entraient de ce pas traînant des travailleurs, fatigués par une longue, très longue journée.

Ils s'assirent en silence à leurs places coutumières.

Goulven fut invité à prendre sa part du repas.

Il accepta.

 

Guillemette s'était assise, avec les femmes, sur un banc-coffre et son regard ne quittait guère celui du jeune homme.

Cette caresse chaste le grisait délicieusement et c'est d'une oreille distraite que Goulven apprit la suite de l'aventure par des bribes de la conversation entre le père Breton et un voisin.

 

— Ils sont restés jusqu'à quatre heures du soir.

Il a fallu leur procurer un guide pour les conduire au Mescoat, en Ploudiry.

Ils avaient une lettre à remettre à Alain Kerliguen, (*), le marchand de toiles, du moins à ce qu'ils disaient.

(*) Nom de fantaisie

 

— Charles Le Foll est parti avec eux ?

— Oui, et il a emporté des effets à moi.

Un des soldats lui a barbouillé la figure avec de la suie, sans doute pour le rendre méconnaissable.

— Tant de précautions pour aller porter une lettre.

À votre place, j'aurais prévenu le maire.

 

— Je ne tenais pas à voir brûler une ferme.

— Est-ce qu'ils vous ont pris quelque chose ?

— Non. Ils ont même payé douze francs pour leur nourriture.

— Comment étaient-ils ?

— Je vous dirai que je n'osais pas trop les regarder.

Mais Guillemette les a vus de plus près que moi.

Elle pourra vous renseigner.

 

La jeune fille rougit violemment.

Subitement intéressé, Goulven dressa l'oreille.

 

— Figurez-vous qu'elle était montée pour surprendre leur conversation.

Les femmes, c'est curieux.

Elle regardait par le trou de la serrure, quand un des soldats ouvrit brusquement la porte et l'attira dans la chambre.

 

« Elle se mit à pousser des cris de frayeur.

J'accourus et suppliai qu'on me rendît ma fille.

Ils finirent par y consentir, mais contre une rançon d'une bouteille d'eau-de-vie, et me firent les pires menaces pour le cas où pareille indiscrétion se reproduirait.

 

« L'un d'eux, un borgne qui portait un morceau de taffetas sur l'œil droit, ajouta avec un gros rire obscène :

« Si la jolie poulette recommence, je me charge de lui compléter son éducation.

Et ça me connaît ».

 

« C'est vous dire si nous avons été contents de les voir partir ».

 

— Et vous ne les avez plus revus ? demanda Goulven, qui avait pâli de colère au récit de l'affront fait à sa douce.

— Dieu merci ! répondit le père.

C'est assez d'une fois.

Qu'ils aillent se faire pendre ailleurs !

 

À suivre

​

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