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1939

Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez

- Article 8 sur 8 -


 

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Source : La Dépêche de Brest 4 juin 1939

 

L'enlèvement du père Kerliguen fit grand bruit dans la région.

On pensa être revenu à cette époque si troublée du Directoire où la Bretagne, déchirée par la guerre civile, était en pleine anarchie, en pleine décomposition, où les chouans, les déserteurs, toutes sortes de gens sans aveu, pillaient les fermes, brûlaient les registres municipaux, dévalisaient les perceptions et les magasins de la République, attaquaient les courriers, coupaient les arbres de la liberté, régnaient par la terreur sur une population sans défense ; où ce même Debar, dont nous avons parlé plus haut, se rendait célèbre par ses exactions, ses cruautés et l'exécution dramatique de Poulizac, un paysan du Morbihan, dont le cadavre fut retrouvé dans la forêt de Conveau avec un écriteau cloué entre les deux épaules :

Avis aux dénonciateurs; à ce 28 brumaire an VIII, qui vit l'assassinat de l'évêque constitutionnel Audrein.

 

Certes, en 1802, la Bretagne était encore troublée.

Le Consulat, à ses débuts, n'avait pas réussi à y ramener le calme et la prospérité.

Des bandes de chouans amnistiés, grossies par les déserteurs des armées républicaines, tenaient encore en coupe réglée les cantons reculés du pays.

L'année précédente, ils s'étaient signalés en attaquant et en pillant, sur la route du Ponthou, une diligence qui se rendait de Saint-Brieuc à Brest avec des fonds publics.

Les colonnes mobiles avaient beau sillonner le pays, elles n'arrivaient pas à le purger complètement de ces hors-la-loi qui trouvaient des complicités et des asiles secrets auprès des indigènes.

 

Dès qu'il fut instruit de l'enlèvement, Fouché, citoyen-ministre de la police, donna l'ordre de conduire les recherches avec la plus grande diligence.

Gendarmes à cheval et gendarmes à pied reçurent mission d'interroger et d'arrêter toute personne ayant été mêlée de près ou de loin à l'affaire.

C'est ainsi que le substitut du gouvernement près le tribunal criminel du Finistère pour l'arrondissement de Morlaix, Le Bozec de Quillio, décerna des mandats de dépôt individuel contre vingt personnes.

Du coup, la prison de Morlaix se trouva archicomble et le surveillant-chef déclara ne plus répondre de la garde des détenus.

Le commandant de la place et celui de la garde nationale furent appelés à fournir des troupes pour renforcer la surveillance.

On craignait des évasions ou même des enlèvements.

 

L'instruction fut longue et minutieuse, mais n'apprit rien de bien précis sur l'identité et la direction prise par les ravisseurs.

Dans son empressement à exécuter les ordres reçus, le substitut avait commis la maladresse insigne d'inculper de complicité à peu près tous les gens qui pouvaient servir de témoins.

Il n'était plus question, après cela, de leur arracher quelque chose.

Les pauvres bougres évitaient de répondre aux questions qu'on leur posait, de peur que ces réponses ne fussent utilisées contre eux.

Au fait, leur seul tort avait été de céder à la menace, d'accorder asile aux bandits, de leur fournir subsistance et de ne les point dénoncer à temps.

On n'établit pas davantage le degré de culpabilité des aubergistes du Squirriou et de Carnoët, chez qui la rançon avait été apportée, et force fut de se rabattre sur trois boucs émissaires qui devaient payer pour tous les autres :

d'abord, le pauvre Charlik Le Foll, qui avait fourni des chevaux aux ravisseurs et ne les avait quittés qu'une fois le crime consommé ;

ensuite, Jean Guitton, qui avait servi d'intermédiaire entre l'aubergiste de Carnoët et les bandits pour la remise de la rançon ;

Corentin Jaffrès, enfin, le plus suspect des trois, chargé de l'acheminement des correspondances et qui s'était vanté publiquement d'avoir touché, pour son salaire, cinq louis d'or qu'il avait changés contre de l'argent blanc.

 

À vrai dire, de ces trois personnages, seul Charlik Le Foll semblait être innocent.

Corentin Jaffrès avait déjà été compromis, l'année d'avant, dans l'attaque de la diligence du Ponthou, et relâché faute de preuves.

On le soupçonnait fort de servir d'indicateur aux bandits et il n'était pas douteux qu'il n'aurait pu faire vivre sa nombreuse progéniture avec le seul produit de la toute petite ferme qu'il louait pour le prix de 36 francs l'an.

 

En outre, il avait été reconnu comme ayant de concert avec Jean Guitton, attaqué à main armée et dévalisé deux marchands de bœufs qui revenaient de Brest avec 8.000 francs et qui consommaient paisiblement dans une auberge du bourg de Scrignac.

Cet acte de brigandage, qui remontait au 20 germinal an IX, suffisait à justifier la peine de mort qui fut prononcée contre eux par le tribunal criminel du Finistère.

 

Ils furent exécutés sur une place publique de Quimper.

Charles Le Foll faisait également partie de la charrette fatale.

En somme, il fut guillotiné pour l'exemple, victime de l'impuissance de la police à mettre la main sur les vrais coupables.

Les ordres avaient été formels :

Il fallait une condamnation à mort.

On avait choisi le plus compromis des paysans qui avaient aidé les bandits.

 

Pauvre Charlik !

Il mourut hébété, sans bien comprendre ce qui lui arrivait.

Sa femme n'éprouva pas un bien grand chagrin de sa perte, mais elle devait faire une jaunisse quand les agents du fisc vinrent exécuter, sur les biens de la communauté, la condamnation aux frais prononcée contre son mari.

 

La petite Mône pleura longuement la mort tragique de son vieil ami et alla, nu-pieds, en pèlerinage à Notre-Dame de Bulat-Pestivien, où elle fit brûler un cierge pour le repos de l'âme du pauvre martyr.

 

Quelques mois plus tard, Goulven L'Herrou et Guillemette Breton se mariaient en grande pompe et le « fricot » qui suivit rassembla près de quatre cents personnes, dont plusieurs avaient été compromises dans l'affaire et acquittées par le tribunal criminel.

Elles jurèrent de s'unir désormais pour faire front contre les bandits, qui ne leur avaient apporté que misères.

 

On dit que « plaie d'argent n'est pas mortelle ».

Pourtant, le père Kerliguen trépassa avant d'avoir reconstitué sa rançon de trente mille francs.

Ses enfants y pourvurent par un travail opiniâtre.

 

Fin

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