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1939

Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez

- Article 7 sur 8 -


 

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Source : La Dépêche de Brest 3 juin 1939

 

« J'eus tôt fait, dit Alain Kerliguen, de comprendre que les hommes qui m'emmenaient n'étaient pas de vrais militaires, quand je les vis prendre la direction de Loc-Eguiner, au lieu de continuer sur La Martyre.

J'en marquai de l'étonnement, mais personne ne daigna satisfaire ma légitime curiosité.

 

« Nous marchâmes longtemps par des sentiers de traverse.

On me força à sauter des talus, à passer dans des terres labourées où je trébuchai plus d'une fois.

J'avais deux hommes sur mes talons, qui ne me quittaient pas des yeux ni d'une semelle.

Impossible de m'enfuir.

Ils m'auraient abattu comme un lapin.

D'ailleurs, mes vieilles jambes ne me permettaient qu'à grand'peine de soutenir leur train.

 

« Je n'en pouvais plus quand mes ravisseurs s'arrêtèrent auprès d'une forge.

Ils firent lever le maréchal qui, n'ayant ni vin ni cidre, dut nous servir du lait.

Après quoi, nous nous assîmes dans un fossé pour nous reposer, tandis que l'un des soldats partait chercher les chevaux.

C'est alors qu'un de mes gardiens me demanda :

« Pour qui nous prenez-vous ? »

Je hasardai qu'ils pouvaient appartenir à colonne mobile.

 

« Ils se mirent à rire :

« Tu n'y es pas, bonhomme...

Apprends que nous sommes des émigrés revenus d'Angleterre.

Nous voulons rentrer dans nos biens et nos droits.

Tu as acheté des biens d'émigrés.

Ces biens ne t'appartiennent pas et comme il nous est impossible de les emporter à la semelle de nos souliers, il faut que tu nous comptes, d'ici demain, une somme de cinquante mille livres.

Ta liberté est à ce prix. »

 

« J'objectai qu'ayant mis à peu près tout mon argent dans cette acquisition, il me serait impossible de leur verser pareille somme ;

qu'au surplus, ces biens ne leur ayant jamais appartenu, ils n'étaient pas personnellement lésés.

À quoi mon interlocuteur me répondit qu'ils exigeaient de moi cette contribution pour faire face à la pension des émigrés que le roi était obligé de payer.

J'allais m'endormir dans mon fossé quand le soldat qui s'était absenté revint avec trois autres militaires et huit chevaux.

On me fit monter sur l'un d'eux et nous repartîmes au petit trot.

 

« Le souvenir de cette nuit m'est resté comme un cauchemar.

Je me vois encore nous arrêtant auprès d'une auberge.

L'hôte et l'hôtesse, tirés de leur lit, vinrent nous apporter sur place du pain, du vin et de l'eau-de-vie.

Je dois dire que je ne fus pas oublié dans la distribution.

Même, on me fit servir une chopine de vin blanc, car je n'avais pu boire le rouge, tellement il était acide.

Dame ! Un homme dont on avait fixé la rançon à 50.000 livres méritait bien cette sollicitude.

 

« Ensuite, ils me firent courir au grand galop et — j'en ai l'impression — repasser deux ou trois fois dans les mêmes parages.

Sans doute voulaient-ils m'égarer ?

À un moment donné, ils me firent descendre, me bandèrent les yeux avec un mouchoir et je continuai mon chemin, soutenu par un des soldats.

 

« Vers trois heures du matin, nous arrivâmes dans une ferme, où l'on m'offrit un lit.

Je refusai de me coucher et deux des soldats restèrent à me surveiller, tandis que leurs compagnons prenaient un court repos.

À six heures, l'un d'eux, qu'ils appelaient entre eux « Général » et parfois « La Gaîté », m'annonça qu'il me fallait mourir.

Il me fit sortir dans la cour de ferme et mettre en joue par l'un de ses hommes.

Je grelottais, mais je vous assure que ce n'était pas de peur.

Quand il crut m'avoir bien effrayé, il vint me prendre par la main et m'annonça que, moyennant 30.000 francs, j'aurai la vie sauve.

Je dus écrire, sous sa dictée, la lettre que vous avez reçue.

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« Par la suite, nous avons constamment changé d'endroit.

Nous vivions chez l'habitant, tantôt dans une ferme, tantôt dans l'autre.

Mes gardiens me tenaient de près et nous vivions totalement à part des paysans.

D'ailleurs ceux-ci se gardaient bien de m'adresser la parole.

Les bandits leur avaient sans doute fait les pires menaces.

Une fois seulement je pus causer avec un jeune garçon de 10 ans, qui m'apprit que je me trouvais à Scrignac, au village de Keryvoas, dont j'ai d'ailleurs gravé le nom sur mon peigne, avec la pointe d'une épingle.

Une autre fois, un paysan fit la remarque que j'avais des souliers comme les tanneurs de Lampaul.

Je n'eus même pas le temps de lui donner mon nom, car un soldat vint nous séparer, l'invective à la bouche.

 

« Je dois dire qu'on m'a toujours fait manger à ma faim et aussi convenablement traité, autant que le permettaient les circonstances.

Le général « La Gaîté » poussa même la condescendance jusqu'à tenter de me procurer un compagnon de captivité.

« Malheureusement, me dit-il un soir, le coup n'a pas réussi... »

 

« En ma présence, ils parlaient avec affectation de la guerre qu'ils avaient faite en Vendée et à Quiberon, pour le compte de la République.

Mais je suppose qu'ils voulaient me donner le change sur leur véritable identité.

Pour moi, leurs noms d'emprunt :

Cambacérès, Cambray, Sans-Souci, Le Terrible, du Ros, Pénanster, cachaient ou d'anciens chouans ou des déserteurs.

Trois d'entre eux entendaient très bien le breton.

Deux autres parlaient une langue gutturale : de l'allemand peut-être.

C'étaient les moins accommodants, et paillards avec ça !

Ils étaient toujours à courir après les femmes.

Celui qu'on appelait Sans-Souci s'efforçait de me distraire par ses saillies continuelles et, si j'avais eu la tête à rire, je me serais bien amusé.

 

« Je n'ai eu vraiment peur qu'une fois :

C'est, quand le Général vint m'annoncer que vous n'aviez pu verser la rançon.

Avec ses yeux noirs, luisants d'éclairs, ses moustaches et sa barbe noire comme hérissées de colère, il était vraiment effrayant à voir.

 

« Pourtant, avant de me relâcher, il me fit mille politesses dont je me serais passé volontiers.

Il paya un guide pour me reconduire et me donna, pour viatique, la somme de 12 francs, ajoutant qu'il viendrait faire un tour au Mescoat d'ici trois semaines.

« Je vous l'écrirai, me dit-il, et nous irons boire un coup de vin ensemble dans les environs. »

 

« Sa conclusion devait m'éclairer sur le sens de cette amabilité que je croyais ironique et qui était surtout menaçante :

« Si vous voulez être mon ami, il faudra vous efforcer de faire mettre en liberté tous ceux qui seront inquiétés pour votre enlèvement. »

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J'ai promis — dit le père Kerliguen — mais une promesse arrachée par la force n'a aucune valeur.

Dès demain, j'irai voir le juge à Morlaix, afin qu'il mette les gendarmes aux trousses de ces bandits. »

 

Le fils eut une moue pleine de scepticisme :

« Ils sont déjà loin, mon père, et il se passera des jours avant que l'on retrouve leurs traces. »

 

À suivre.

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