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1933

Le Léon
par
Pierre Avez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 19 janvier 1933

 

Seul un parallèle avec la Cornouaille fera bien comprendre l'originalité du Léon.

 

Léon et Cornouaille : Nord et Sud.

Un Nord et un Sud, tout proches l'un de l'autre et étroitement apparentés quant aux conditions géologiques, géographiques et économiques.

 

Toutefois, le Léon est plus froid, plus éventé et un tantinet plus sec.

Les hautes futaies y sont — à peu de chose près — inexistantes.

Mais « goarems » et talus débordent de genêts, d'ajoncs et de bruyères :

Végétation hirsute et quasi-métallique où la tempête émousse ses fureurs et qui favorise — dans une terre amoureusement cultivée et sans cesse régénérée d'engrais marins — des récoltes miraculeuses.

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La Cornouaille, elle, en deçà des « méchous » et des paluds côtiers, est tout empanachée de forêts et de bois.

De tous les champs, au beau milieu des cultures, jaillissent des arbres fruitiers.

Les talus sont plantés de châtaigniers et de noisetiers, dont les feuilles sensibles et tendres chuchotent comme des confidences et des souhaits de bienvenue.

 

Si la Cornouaille est plus accueillante, c'est que la Nature l'a voulu ;

mais les hommes y ont beaucoup aidé.

On a beaucoup plus fait pour le tourisme dans le Sud qu'au Nord.

De Carantec à Brest, il n'existe point — à ma connaissance — un seul syndicat d'initiative ;

les voies de communication ne sont pas suffisamment développées pour cette région excentrique que le touriste-baladeur néglige avec d'autant moins de remords qu'il n'en soupçonne pas les beautés.

Pas de routes de corniche comme dans les Côtes-du-Nord, si admirablement aménagées.

 

Enfin, longtemps... trop longtemps, le Léon fut habité par une population taciturne, assez réfractaire à toute pénétration étrangère.

Les prêtres — dont voici la terre par excellence — craignant l'influence maligne du modernisme, eurent soin d'entretenir, chez leurs dociles ouailles, des dispositions hostiles à l'égard des estivants, véhiculeurs de modes nouvelles et de scepticisme.

Et les maires — à quelques exceptions près — prenaient leurs mots d'ordre à la cure.

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Les temps sont changés.

Le Léon s'humanise, n'en déplaise à cet enquêteur d'un journal marseillais qui s'est couvert de ridicule en reprenant les thèmes noirs et périmés de Pierre Maël sur la Paganie, les naufrageurs, les lanternes à la corne des bœufs et autres sornettes du même acabit.

 

Mais...

 

Mais les maires — à guère plus d'exceptions près — reçoivent toujours leurs mots d'ordre de la cure.

Car une des particularités dominantes du Léonard, c'est son attachement à la foi de ses ancêtres.

 

Il semble bien, par exemple, comme l'écrivait Anatole France, qu'il n'en tire pas plus de joie que de sa courte pipe en terre ou de son litre d'eau-de-vie.

C'est déjà beaucoup :

Fumer la pipe et boire de l'alcool étaient peut-être deux plaisirs vils aux yeux du Socrate de la villa Saïd ;

mais ce sont grands régals pour des travailleurs manuels, au maigre ordinaire et aux plaisirs rares.

D'ailleurs, la cigarette a remplacé la pipe Jacob et les amateurs de « mélé-cass » s'adonnent désormais au vin blanc, qui est, avec l'Alsace-Lorraine, une des conquêtes de la guerre.

 

Quoi qu'il en soit, il n'entre point dans mon propos de discuter de ces pratiques religieuses, ni de rechercher ce qu'il y reste encore de superstitions évoluées et de paganisme mal digéré.

Je me contenterai d'en noter les effets, à savoir :

l'orientation politique et l'austérité des mœurs.

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L'orientation politique

 

Le Léon est « blanc », tandis que la Cornouaille est « rouge », ou, si vous aimez les nuances :

celui-ci est radical, tandis que celui-là se prétend démocrate (comme il serait, au gré de l'évêché, libéral ou conservateur).

 

Les écoles privées et payantes y prospèrent, au grand dommage des écoles publiques et gratuites.

Deux vénérables institutions, à Lesneven et Saint-Pol-de-Léon, concurrencent le lycée de Brest et le collège de Morlaix.

Les journaux de gauche sont vilipendés du haut de la chaire et honnis ceux qui les vendent ou les lisent.

Le Léon tremble devant son clergé, qui n'y va pas de main-morte.

Il faut voir l'empressement des foules aux offices, processions, retraites, missions, adorations, etc., l'impressionnant cortège qu'elles forment à Monseigneur de Quimper dans ses tournées de confirmation.

Un président de la République ne recueillerait sûrement pas autant d'hommages s'il s'avisait d'honorer de sa visite tels gros bourgs léonards.

 

Tout ceci suppose l'assentiment massif de la population.

Les femmes, surtout, sont les grandes « mainteneuses » de la tradition :

Ce que femme veut, Dieu le veut, et — à plus forte raison — l'homme, qui n'est qu'un sous-dieu.

Le sous-dieu se laisse d'autant mieux convaincre qu'après la messe, il y a — à deux pas — le cabaret.

Ceci le déride de cela, la chopine fait passer le sermon.

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L'austérité des mœurs

 

Les seules débauches du Léonard sont ces libations du dimanche, les cuites de jours de foire et les bâfrées des solennités familiales.

Par ailleurs, toute la semaine, il se met au vert.

En Cornouaille, on s'enivre non moins volontiers le dimanche ;

mais, sur la semaine, c'est du cidre — au lieu d'eau — que l'on boit :

un cidre coupé, pas bien méchant, qui facilite les digestions et entretient une petite flamme joviale dans le regard.

Du Léonard pâle, sec et vertueux au Cornouaillais coloré, ventru et volontiers paillard, il n'y a — somme toute — que la distance d'un buveur d'eau à un buveur de cidre.

 

Et tandis que le Sud-Finistère est le paradis des talabardeurs et des pianos automatiques (on m'a cité quelque 17 dancings dans je ne sais plus quelle petite ville), le Nord semble rebelle à la danse et à d'autre musique que les grandes orgues de l'église ou la clique des patronages.

On lui dit trop, sans doute, que ces deux arts sont d'invention diabolique.

 

Pourtant, dans cet ordre d'idées — comme dans pas mal d'autres — il existe, par le Léon, plusieurs noyaux de résistance aux mandements épiscopaux et à la dictature des presbytères.

Les habitants des villes, des zones côtières de pêche et de primeurs s'émancipent lentement, mais irrésistiblement des anciennes tutelles.

Et l'école laïque, le service militaire, les journaux, le cinéma parlant, la T. S. F. arrachent la jeunesse aux mythes où l'on voudrait l'asservir et la forment à de nouvelles disciplines :

le Léon s'humanise.

« Vas-y, Léon ! »

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Le triomphe des casquettes

 

Il n'est qu'un point où le Léonard, conservateur par excellence, ait rompu avec la tradition : le costume.

 

Plus de pantalons à pont et à pattes ;

plus de giletten ni de giletten manchoc (entendez par là : petit gilet et veston).

Peu de châles, sauf aux jours de cérémonies.

La coiffe (que ce soit la chicoloden ou coiffe de Saint-Pol ;

la sparlen ou coiffe de Landivisiau ;

la je n'ose ou coiffe de Lesneven, Lannilis, Landerneau et autres lunes), la coiffe aérienne cède au lourd chapeau ;

de même que le toq-seiz (ce magnifique chapeau de castor enrubanné de velours et ennobli d'une boucle d'argent) est remplacé par l'odieuse casquette, couramment dénommée jockey.

 

La cause de cette désaffection des anciennes vêtures est uniquement d'ordre économique.

Un châle brodé, à franges de soie, se paie maintenant entre 800 et 1.000 fr. ;

le tablier assorti vaut bien 150 fr. ;

autant la coiffe de mousseline brodée, avec dentelle Valenciennes ou la cornette semblable au hennin ;

autant la robe à longs plis et le corsage en mérinos ;

autant les accessoires, tels que modestie ou guimpe, garnitures de velours ou de dentelle.

C'est-à-dire que, pour s'habiller de pied en cap, il en coûterait 1.500 fr. à une élégante de campagne, alors que la même élégante de campagne serait transformée en élégante citadine pour 700 ou 800 fr. :

la moitié exactement.

Là où le toq-seiz atteint des 300 fr., la casquette grand-sport se paie de 25 à 40 fr.

 

Pourtant, me direz-vous, cet argument n'a pas retenu les Cornouaillais.

C'est que ceux-ci sont, en général, « moins près de leurs sous ».

Buveurs de cidre, le cidre les met en joie et insouciance.

Leurs femmes sont jolies et fines :

Ils aiment à les parer d'atours éclatants et somptueux.

On dirait que, par cette débauche de couleurs, ils veulent faire honte au ciel d'être si gris et si triste.

 

Cependant que les Léonards, buveurs d'eau et donneurs d'eau bénite, s'acharnent aux besognes quotidiennes avec une obstination qui n'est pas sans grandeur, moins soucieux de plaire et de s'amuser que de s'élever et d'arrondir leur patrimoine, ils restent davantage dans la grande tradition paysanne qui — à défaut de leur propre bonheur — assura, de tous temps, la richesse et la force du pays, de la Bretagne comme de la France.

 

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