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1937

Souvenirs d'un démolisseur de navires
par Charles Léger

 

 

Source : La Dépêche de Brest 27 octobre 1937

 

Évidemment si vous voyiez venir toutes voiles au vent un beau navire que vous seriez chargé de démolir, cela n'irait pas sans un serrement de cœur.

Mais quand on vous présente une sorte de ponton à demi rasé ou bien une vieille coque rouillée et déserte, l'impression n'est plus la même.

 

On peut encore évoquer les voyages accomplis sur toutes les mers, par tous les temps, sous toutes les latitudes, mais cela n'est déjà plus que des souvenirs de défunts.

Il ne s'agit plus que de l'utilisation des restes.

 

Ce fut l'impression de M. François Kerautret quand, en 1900, il commença sa carrière de démolisseur de navires.

Le paquebot américain America venait d'arriver par ses propres moyens devant Kermor-Casino où il avait laissé tomber ses ancres.

C'était pour l'époque un beau bateau de 130 mètres de long, parfaitement aménagé.

 

Il fallait le vider complètement pour, ensuite, conduire la coque sur la grève voisine où elle devait être écartelée.

Les chantiers de démolition n'avaient alors à Brest ni l'importance, ni l'outillage dont ils disposent aujourd'hui.

Tous les travaux se faisaient à bras et les manipulations au treuil.

 

M. Kerautret sut manifester une telle activité, un si bel esprit d'initiative qu'on lui confia ensuite la démolition du cuirassé en bois blindé Le Suffren.

 

Son avenir était fixé.

Il était sacré chef démolisseur.

Et sa carrière allait se poursuivre sur toutes les côtes de France.

 

Il s'en allait successivement à Rochefort, à Toulon, La Ciotat, Bordeaux, Lorient, démolissant des bateaux, des chaudières, des affûts de canons, etc..

La guerre survient ; il l'a fait dans l'infanterie pour reprendre tout aussitôt après sa profession.

 

Le voici sur un cargo norvégien, L’Asby, qu'il tente de renflouer près de la Jument d'Ouessant.

Vaine tentative qui doit se terminer par une démolition sur place.

 

Il s'attaque ensuite aux navires coulés ; l'aide des scaphandriers est indispensable.

Il doit lui-même revêtir le lourd habit des plongeurs.

Un cargo portugais retient son activité sur les Pierres Noires ; puis un autre échoué en Loire.

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Le voici en 1923 sur le cuirassé Dévastation.

Le blindage est solide.

Pour l'ébranler, on y place à marée basse des mines que l'on fait sauter au plein électriquement.

 

Un jour, on venait de disposer deux mines avec leurs fils quand malencontreusement quelqu'un mit le moteur en marche.

L'explosion se produisit avec la violence que l'on devine.

 

Un homme fut littéralement ouvert, un autre eut le pied arraché ;

François Kerautret eut les deux jambes fracturées et deux autres travailleurs furent également blessés.

 

Un pareil métier n'est pas sans danger, en effet, particulièrement quand on s'attaque aux navires immergés.

M. Kerautret rappelle à ce propos le souvenir de son ami Saillour, scaphandrier émérite, qui s'était un jour trop engagé à l'intérieur d'un bateau coulé.

Le tuyau d'aération qu'il traînait après lui s'étant coincé, il ne parvenait pas à le dégager.

La situation était désespérée.

 

M. Saillour voulut tenter la suprême ressource.

Il en avisa au moyen de la corde-signal ceux qui alimentaient le casque.

S'étant placé au-dessous du panneau ouvert, il coupa le tube d'aération.

Grâce au gonflement de son habit, il revint en surface mais pas assez longtemps pour qu'on pût le saisir.

Par la section du tube, l'air s'était rapidement enfui et l'infortuné scaphandrier était retombé au fond.

On ne put le sauver.

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Au Fret, en 1925, M. Kerautret démolissait des cinq mâts et des barges de la flotte d'État,

des torpilleurs tels que le Glaive dont la coque a été enfouie sous le terre-plein de la jetée Est.

 

À l'île de Sein, il dirige une nombreuse équipe, dont soixante femmes font partie, sur le chargement et la coque du vapeur danois Hélène.

 

Enfin le voici contre-maître aux chantiers Lhermitte.

Une véritable flotte va subir les coups qu'il dirige.

Ce sont des croiseurs comme le Mulhouse et le Metz, des sous-marins, torpilleurs, aviso.

En une seule année 17 ont été démolis.

 

À présent c'est au tour du vieux Magellan (*).

Il n'y a pas longtemps qu'on l'accosta au quai de l'Est et cependant il est déjà rasé jusqu'à la première batterie.

Comme le transport fut longtemps utilisé comme atelier, à la base des sous-marins et torpilleurs de La Ninon, il ne reste plus trace des cages où l'on enfermait jadis les forçats qu'il conduisait à la Nouvelle-Calédonie.

 

— Le métier de démolisseur n'est plus le même aujourd'hui, constate M. Kerautret.

Il fallait autrefois couper les rivets avec des bouterolles et des tranches, tandis qu'à présent on découpe tout au chalumeau.

Et puis, on ne disposait pas alors de ces grues qui déposent toute la ferraille à quai ;

on devait tout tirer au treuil ou porter à bras.

 

« Il est vrai qu'avec les vieux moyens on éprouverait de bien grosses difficultés car l'acier des outils n'est pas assez résistant pour avoir raison de celui de bateaux.

Il n'y a plus de tôle de fer à présent, rien que de la tôle d'acier! ».

 

Et M. Kerautret suit du regard la coupure que le chalumeau prolonge dans la coque du Magellan dont il ne restera bientôt plus que le souvenir.

 

(*) À lire sur Retro29 :

Le Magellan va être conduit au port de commerce pour être démoli par Charles Léger – Cliquer ici.

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