1907
Un navire suspecté de peste
en rade de Brest
La Dépêche de Brest 3 novembre 1907
Nous avons dit, avant-hier, qu'un matelot de l'équipage du vapeur Ville de Carthage (*), atteint de variole confluente, avait été admis à l'hospice civil, dans un pavillon isolé.
(*) À lire sur Retro29 : 1907 - La variole en rade de Brest - Cliquez ici
Aujourd'hui, un cas presque identique a provoqué un conflit, qui demande une solution rapide.
Voici les faits :
Le vapeur Celte, de la compagnie Chevillotte frères, était en charge pour Brest, la semaine dernière, dans le port d'Oran, quand on releva quelques cas de peste en ville.
Immédiatement, le service sanitaire avisa le gouvernement français, et des ordres furent transmis dans tous les ports, pour surveiller les navires provenant du port contaminé.
Le Celte, qui avait terminé son chargement, appareilla pour la France, avec mission de relâcher au port de Saint-Nazaire pour procéder à la désinfection du bâtiment et des marchandises.
Le capitaine du Celte, se conformant aux ordres reçus, relâcha, avant-hier vendredi, à Saint-Nazaire, et se mit à la disposition du directeur du service de santé.
Mais, depuis le départ du Celte du port d'Oran, les cas de peste relevés ayant disparu, les ports reçurent une nouvelle note pour accorder de nouveau la libre pratique aux navires provenant de ce point.
C'est à ce moment que le Celte arriva au port de Saint-Nazaire.
Le capitaine du steamer mit le directeur du service sanitaire au courant de la situation, et invita à faire désinfecter le navire.
Tenant compte des derniers ordres reçus, le médecin sanitaire refusa de faire procéder à la désinfection du steamer, et délivra une patente nette au capitaine, en échange de celle brute délivrée par le port d'Oran, puis il l'invita à faire route sur son port d'attache.
Le capitaine du Celte s'exécuta, et mit le cap sur Brest.
À bord, il n'y avait aucun malade.
Mais, voici que de nouveaux cas de peste sont constatés, à Oran.
Immédiatement, les ports sont avisés d'avoir à observer les règlements sanitaires.
Le capitaine du Celte, qui est en mer, ignore la nouvelle situation.
Se croyant en règle, il rentre hier matin à Brest, et accoste son bâtiment au 2e bassin du port de commerce.
À la Santé, où il présente sa patente nette, on lui objecte qu'elle est nulle, attendu que la peste sévissait à Oran avant son départ, et qu'elle existe encore aujourd'hui.
Le capitaine Lainé, commandant le Celte, explique que le port de Saint-Nazaire a refusé de désinfecter le navire, qu'il lui a accordé une patente nette, qu'il est donc en règle.
Les armateurs sont prévenus, et de nouveaux pourparlers s'engagent.
Cependant, l'équipage du Celte descend à terre, tandis que les journaliers montent à bord pour procéder au déchargement du navire.
Les treuils sont mis en marche, et les barriques de vin déposées sur le quai.
M. le docteur Allain, prévenu, arrive sur le quai.
Il ordonne au capitaine du Celte de rembarquer les marchandises et de conduire son navire à Saint-Nazaire, pour procéder à la désinfection.
M. Lainé explique sa situation au docteur Allain :
Il a une patente nette, et pas de malades à bord.
Ne connaissant que son devoir, M. Allain le met en demeure d'appareiller au plus vite pour sa nouvelle destination.
Le capitaine Lainé rallie ses hommes d'équipage et fait débarquer les journaliers qui procédaient au déchargement du navire.
À ce moment, la situation se complique.
Ordre est donné aux chauffeurs de rallumer les feux, éteints depuis déjà un moment, mais ils refusent d'obéir.
Pour expliquer ce refus, ils disent qu'ils ont assez de sept jours de mer pour ne pas retourner dans un port qu'ils viennent de quitter, et où on aurait dû procéder à la désinfection du steamer, s'il y avait lieu.
Que faire ?
Le navire étant déclaré contaminé, personne autre que les hommes d'équipage, ne pouvait monter à bord, sauf le docteur Allain.
Il était donc impossible d'embarquer d'autres chauffeurs.
MM. Chevillotte, armateurs, très contrariés de cette aventure, qui leur cause un préjudice énorme, durent cependant céder aux ordres du directeur sanitaire.
En présence de l'attitude des chauffeurs, MM. Chevillotte louèrent un remorqueur, et le Celte, avec, son équipage au complet, fut pris à la remorque et mouillé en grande rade.
Quelques barriques de vin provenant du navire suspect sont abandonnées sur le quai, mais elles ont été suffisamment lavées par l'eau de mer et la pluie pour ne présenter aucun danger.
Pour hâter la solution de cette question embarrassante, MM. Allain et Chevillotte ont télégraphié, chacun de leur côté, au ministre de l'Intérieur.
Attendons !
La Dépêche de Brest 4 novembre 1907
Nous avons raconté, hier, les incidents qui marquèrent l'arrivée à Brest du vapeur Celte, de la compagnie Chevillotte frères, venant d’Oran avec un chargement de diverses marchandises.
Le Celte a quitté Brest dans la soirée de samedi ;
il a fait route pour Saint-Nazaire, où il est arrivé hier matin.
Le capitaine Laine a dû parlementer avec ses hommes, leur montrant l'inutilité de rester consigné en rade de Brest, puisqu'il aurait fallu, tôt ou tard, aller à Saint-Nazaire, lazaret le plus proche aménagé pour les bâtiments de commerce.
Puisque la peste, en forçant les portes d'Oran — d'où peuvent nous arriver chaque jour des bâtiments de commerce, comme le Celte — prend une actualité incontestable, il ne nous semble pas inopportun de voir comment se transmet ce mal, qui a, dans le passé, tant de fois ravagé l'Europe et qui ne cesse d'exercer ses effets aux Indes où il représente une institution traditionnelle.
Une institution qui se développe d'ailleurs, puisqu'en dehors des foyers du Yunnan, de l'Himalaya, de la Mésopotamie, de la Perse, il s'en est récemment créé au Baïkal et en Afrique, autour des grands lacs :
Foyers auxquels le Transsibérien et le Transafricain pourront donner de redoutables moyens d'extension.
Comme on le sait, la peste est due à un bacille qui fut isolé à Hong-Kong par Kitasato et Yersin en 1894 ;
un coccobacille qui est du reste d'une santé remarquablement frêle, car la chaleur, les agents chimiques et la dessiccation le tuent vite.
Ce microbe ne pénètre dans l'organisme ni par l'air, ni par l'eau, ni par les poumons, ni par le tube digestif ;
comme d'autres — ceux de la malaria, de la maladie du sommeil — de la fièvre jaune, du charbon, etc.. —
il pénètre par inoculation à travers la peau ;
et ici encore, c'est un insecte qui semble être le principal propagateur du mal.
Cet insecte c'est la puce, comme l'a dit M. Simond, dont on a exposé les travaux, il y a quelques années ;
ce sont aussi les mouches, les fourmis, les punaises.
La commission allemande, en 1899, a nié la possibilité de la transmission par les puces ;
mais ses critiques et celles de différents autres expérimentateurs viennent d'être réduites à leur juste valeur, dans le bel ensemble des « Reports on Hague Investigations in India », publié par le Journal of Hygiène, et il est établi que les idées de M. Simond sur le rôle des puces dans la propagation de la peste sont parfaitement justes.
On n'ignore pas que les rats sont susceptibles de prendre la peste, et que souvent une épidémie pesteuse humaine est précédée et annoncée par une épidémie pesteuse sur les rats.
Ce sont les puces qui passent le mal des rats aux humains.
L'expérience a souvent été faite, consistant à faire vivre côte à côte des animaux pesteux et des animaux sains, après avoir pris la précaution de « dépucer » les malades.
Jamais les sains n'ont pris le mal.
Par contre, les puces des animaux malades, données à des animaux sains, ont rapidement inoculé ceux-ci.
Le rôle des rats et des puces est donc bien établi.
Il est très possible d'ailleurs que d'autres insectes prêtent leur collaboration aux puces ;
peut-être y a-t-il — chez les rats, en tous cas, —contamination occasionnelle par les voies digestives, après absorption d'aliments contenant le bacille.
Peut-être encore, le seul véritable bacille de la peste est-il celui de Yersin, qui diffère par quelques caractères de celui de Kitasato ;
mais nous n'avons point le temps de nous y arrêter, malgré l'intérêt de la question.
Contentons-nous de féliciter M. Le docteur AlIain des mesures qu'il a prises pour empêcher les rats, qui ne doivent certainement pas manquer dans la cale du Celte, de passer à leurs congénères des quais du port de commerce la terrible maladie que leur ont peut-être donnée les puces d'Oran.
La Dépêche de Brest 5 novembre 1907
Nous avons dit, hier, que le steamer Celte, de la compagnie Chevillotte frères, de Brest, avait appareillé pour Saint-Nazaire, dans la soirée de samedi, après les incidents relatifs à la consigne sanitaire, qui marquèrent son arrivée dans notre port, où on refusa de le laisser stationner parce qu'il n'avait pas été désinfecté depuis son départ d'Oran, où la peste sévissait.
Dimanche, à onze heures du matin, le capitaine du Celte, M. Lamé, se mettait de nouveau à la disposition du directeur du service sanitaire qui, la veille, lui avait donné, par erreur, une patente nette pour continuer son voyage sur Brest.
M. Lainé raconta au médecin sanitaire les incidents qui marquèrent l'arrivée du steamer à Brest.
L'administration sanitaire fit aussitôt le nécessaire pour procéder à la désinfection complète du navire.
Cette opération terminée, le Celte appareilla, dans la nuit, de Saint-Nazaire et, à trois heures du soir, il s'amarrait à quai au 2e bassin du port de commerce, après avoir présenté à la santé son certificat de désinfection.
Le déchargement a commencé aussitôt.
À la suite des télégrammes adressés au ministère de l'Intérieur par MM. Allain, directeur du service sanitaire de Brest, et Chevillotte frères, armateurs, au sujet de l'incident du Celte, M. le docteur Fèvre, inspecteur général des services sanitaires, à Paris, est arrivé à Brest, hier matin.
Le docteur Fèvre, qu'accompagnait M. le docteur Allain, s'est entretenu dans la journée, à la Santé, avec M. Chevillotte, puis il s'est préoccupé de la création, dans notre ville, de cabines d'isolement appelées à recevoir les marins de commerce atteints de maladies contagieuses.
L'inspecteur général des services sanitaires, qui a quitté Brest, hier soir, par l'express, s'est engagé à mettre immédiatement cette question à l'étude.
Attendons-nous donc, à voir doter bientôt notre ville d'un pavillon où, comme dans tous les grands ports de commerce, on pourra traiter, sans crainte de contamination, les varioleux et les pestiférés.
La Dépêche de Brest 19 novembre 1907