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1938

La journée d'un écolier d'autrefois
par Pierre Avez

article 1 sur 3

 

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Source : La Dépêche de Brest 20 mars 1938

 

— Yffic ! sao ta buan !

Le petit bonhomme, arraché brutalement au sommeil par la main maternelle, ouvrit des yeux mal dessillés et tout embués d'un rêve innocent.

Il sourit machinalement au cher visage entrevu et fit mine de se rencogner, pour un nouveau somme, au plus profond du vaste lit-clos, plein d'une ombre propice et d'une touffeur animale.

 

Mais la main l'atteignit sous la couette, l'attira vers le bord et le fit basculer.

Il se trouva mâté, debout sur le banc-coffre et se mit en devoir de s'habiller.

 

Sur sa chemise rude en toile de lin, il passa :

Un caleçon de molleton bleu, son pantalon long, dont il était si fier, un pantalon à pont comme en ont les hommes et que la quemenerez (la couturière), lui avait taillé dans l'habit de noces de son papa, un gilet à manches, dit :

giletten vanchoc, et une petite blouse courte de coton bleu, qui lui donnait l'air d'un maquignon miniature.

 

Ceci fait, il se mit à genoux et, le regard dressé vers le bénitier qui ornait la corniche du lit-clos, il proféra machinalement les paroles bretonnes de la prière du matin :

Ce qu'on appelle drailla eur Pater, hacher un Pater.

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Un feu clair et haut, feu de lande sèche et de fagot montait dans l'auguste cheminée, noire de suie.

Une soupe mitonnait dans la marmite pendue à la crémaillère.

 

Ses dévotions expédiées, Yffic vint s'asseoir sur le banc d'âtre et les genoux à la flamme, rinça son écuellée en quelques coups de cuiller en bois.

Puis il se tailla, dans la tourte de dix livres, une trique de pain de ménage qu'il mangerait en cours de route, car la route était longue qui menait, en ce temps-là, de la ferme à l'école.

 

*

**

 

Il faisait noir aux carreaux de l'unique fenêtre.

Dehors, une pluie rageuse s'acharnait sur un paysage de cauchemar.

Quand Yffic ouvrit la porte, une rafale de vent s'engouffra en tourbillon et fit voler les cendres du foyer, cependant que les flammes exultaient.

 

Doué ! qu'il faisait froid !

Malgré sa casquette en poil de chèvre (casquetten blevek), son cache-nez de laine grossière et ses sabots de hêtre, bourrés de paille fraîche, Yffic frissonna, hésitant au bord de la nuit hostile.

 

Il partit cependant, tête baissée, emportant, pour tout viatique, un baiser de sa mère et un quignon de pain, dans le sac de toile noire passé en bandoulière.

 

Le courtil lui était familier.

Les animaux s'éveillaient dans l'étable.

Un grognement vint de la soue à porcs, où la truie, alertée par le passage de l'enfant, manifestait son appétit.

Diaoul, aussi, se mit à battre la caisse dans le demi-tonneau qui lui tenait lieu de niche et sortit pour lécher la main de son jeune maître.

 

Passé l'odeur chaude du fumier et les fantômes des meules de paille et de foin et du tas de fagots, on retombait dans le vague.

C'étaient les champs hérissés de talus épineux, les chemins noyés, puis la longue... très longue route du chef-lieu de canton que le jeune écolier aborderait, trempé, aux premières lueurs de l'aube.

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Ils étaient six, maintenant, sur la route schisteuse, rincée et bleuie par les pluies interminables de novembre.

Six petits gas, de 7 à 10 ans, tous pareillement vêtus, sauf que certains portaient, au lieu de la casquette, une sorte de passe-montagne de drap, appelé calaboussen.

 

Le front bas, les dents serrées, penchés en avant de tout leur poids, ils formaient bloc dans la tempête.

Un bloc oscillant, qui se dissociait au passage des nids de poule pleins d'eau ;

un bloc silencieux, car, dès qu'ils ouvraient la bouche pour parler, le vent et la pluie leur ôtaient le souffle.

 

Autour d'eux, la vie champêtre s'éveillait frileusement.

Un paysan passa, un sac de serpillère sur la tête et les épaules, en guise de capuchon.

Dans une grange, proche de la route, un vieillard taillait des betteraves pour le manger des bêtes.

Son nez gouttait et ses doigts perclus, crevassés, laissaient fréquemment échapper le couteau.

Une poule blanche, toutes ses plumes troussées par le vent, traversa l'aire avec des cris pudiques.

 

Comme ils étaient loin, les beaux jours du mois de mai, où ce serait un plaisir d'aller en classe, légèrement vêtu, nu-pieds, en flânant autour des haies, remplies de nids et de menues choses bonnes à cueillir !

Et les six abécédaires se demandaient confusément pourquoi on leur imposait ce supplice.

Est-ce que Job an Tarkas, le marchand de chevaux, ou Saïk, le « Trotter-mac'h », n'avaient pas réussi dans la vie ?

Et pourtant, ils n'en savaient pas si long :

Mettre leur nom en scritur moul et compter l'argent.

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Vers sept heures, ils furent dépassés par la voiture du courrier, qui faisait le service de Plouescat à Brest, et ce spectacle les divertit un instant.

 

Il y avait foule dans la patache, ce lundi matin.

Les femmes menaient grand caquetage à l'intérieur, tandis que, sur l'impériale, parmi les colis, quelques hommes emmitouflés pestaient contre l'inconfort de leur situation.

Et pourtant, ce n'était rien à côté de la position acrobatique de trois marins de l'État, assis derrière la capote, au-dessus des ressorts arrière et qu'on avait ligotés avec deux tours de corde, de peur qu'ils ne se perdissent en route.

 

Ces trois braves, garrottés comme de vulgaires malfaiteurs, trouvaient quand même, dans l'insouciance de leurs vingt ans, le courage de chanter, à voix discordantes, un de ces vieux airs de la marine à voiles, où il était question d'abordages et d'années de ponton « chez les Angliches ».

 

Nos écoliers crochèrent dans les côtés de la voiture ;

mais le cocher les cingla d'un grand coup de fouet qui les força à lâcher prise et eut le don de réveiller les deux Normands de l'attelage.

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Il n'y avait pas d'école à proprement parler.

La classe se faisait dans le grenier d'un bâtiment communal à usage de mairie.

 

L'endroit était bas de plafond, éclairé par deux lucarnes, avares d'un jour gris.

Souvent, quand le temps était sombre, il fallait allumer les chandelles.

Au beau milieu de ce réduit, une toile à voile, toute en rapiéçures, formait cloison de séparation entre la classe et le logement de l'instituteur.

Cloison mouvante et qui laissait filtrer — pour la plus grande distraction des écoliers — des odeurs de cuisine, des bruits de vaisselle ou les cris d'un nourrisson en mal de dentition.

 

Encore était-ce là un progrès sensible sur une époque plus ancienne où l'enseignement se donnait dans les écuries en ruines, des granges, des salles d'auberges, voire des ossuaires désaffectés (sic).

 

Heureusement pour la discipline, le maître d'école, ar skolaër, comme on devait l'appeler plus tard, avec une nuance péjorative, se faisait redouter.

 

Son air austère, sa parole brève, sa voix sans indulgence lui étaient d'un plus grand secours, pour maintenir son autorité, que la longue gaule de noisetier que ses élèves avaient eux-mêmes coupée, lui apportant ainsi des verges pour se faire battre.

Verges dont il n'usait guère, sinon pour obtenir le silence et l'attention.

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Il portait, en toute saison, une redingote vert-bouteille et des pantalons à sous-pieds (reliefs d'un dandy échoués chez un fripier de la Grand'rue de Brest).

Une cravate qui avait été blanche, usée jusqu'à la trame, faisait deux ou trois fois le tour de son cou long et maigre de poulet mal nourri.

Ses cheveux, coupés à l'artiste, descendaient sur son col pelliculeux.

Un peintre d'allégories l'eût pris comme modèle de la misère en redingote.

 

C'est que son casuel était dérisoire.

Encore l'augmentait-il d'une double rétribution de secrétaire de mairie et de chantre à l'église.

Sans ces accessoires, qui faisaient de lui le personnage le plus en vue de la paroisse, après le curé et le maire, il fût mort de faim avec ses neuf enfants.

 

Plusieurs de ses collègues avaient dû résigner leurs fonctions.

Lui restait, par amour de son ingrat métier, soutenu — aussi — par l'idée généreuse qu'il rendait service à ses compatriotes et qu'il remplissait un devoir sacré.

 

(À suivre.)

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