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1938

La journée d'un écolier d'autrefois
par Pierre Avez

article 2 sur 3

 

 

Source : La Dépêche de Brest 27 mars 1938

 

La classe était commencée quand arrivèrent nos petits paysans, trempés de pluie et tout échauffés d'avoir couru.

Le maître d'école, si strict à l'ordinaire pour le moindre manquement, ne leur adressa aucun reproche.

Mieux que personne — étant de souche paysanne — il savait la longueur, les difficultés de la route et appréciait le mérite de ces enfants.

 

Ils auraient pu, comme tant d'autres, s'en tenir à l'enseignement intermittent — et combien rudimentaire ! — de ces instituteurs privés, dits « instituteurs ambulants », qui se transportaient, à jour fixe, de village en village et réunissaient les élèves dans quelque grange.

 

Aussi, bien loin de les gronder, il les envoya se sécher devant son feu de bois, à l'autre bout du grenier.

Ils se rassemblèrent autour de l'âtre où cuisait la soupe de l'instituteur et tendirent à la flamme leurs pieds que le froid et l'humidité avaient rosis.

Puis, réconfortés par cet « air » de feu, ils revinrent prendre place dans la classe où se pressaient une centaine d'enfants de tous âges.

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Les tables, en nombre insuffisant, étaient formées de planches simplement posées sur des tréteaux.

Les élèves, serrés comme harengs en caques, se faisaient vis-à-vis des deux côtés de la table, de telle sorte que la moitié de la classe tournait le dos au maître.

Quant aux derniers arrivés, ils devaient, faute de place, se ranger autour de la chaire et écrire sur une planchette posée à même leurs genoux.

Ce fut le sort de nos retardataires.

 

À leur entrée, l'instituteur était en train de dicter un problème d'arithmétique aux grands, car il n'y avait pas de tableau noir dans la classe, encore moins de ces cartes géographiques ou gravures joliment coloriées qui font l'ornement et le charme de nos écoles d'aujourd'hui.

 

Pendant ce temps, le groupe des commençants en écriture s'évertuait à tracer les lettres de l’alphabet sur l'unique cahier, sans marge ni réglure, qu'ils devaient à la générosité de leurs parents.

Les plumes d'oie, mal dirigées, grinçaient et crachaient sur le papier de mauvaise qualité ;

les langues sortaient, roses d'application, et les doigts se marbraient rapidement de taches d'encre.

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Ailleurs, les débutants, sous la conduite d'un moniteur, s'initiaient bruyamment aux mystères de l'alphabet.

D'autres, plus avancés, s'exerçaient à la lecture des manuscrits sur d'antiques parchemins, huileux et durs comme des peaux ou des papiers de famille qu'ils avaient apportés de chez eux.

Ils regardaient, avec envie, leurs camarades plus fortunés qui lisaient, dans un vrai livre, les aventures étonnantes de Robinson Crusoë :

« Je suis né à York... »

C'était autrement suggestif que le charabia notarial :

« Par devant Me Keromnès, notaire impérial à la résidence de Lesneven, furent présents, etc.. »

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Cette division du travail était peu faite pour assurer la discipline.

Il y avait parfois des disputes.

Deux élèves se dressaient tout à coup, l'invective à la bouche et les yeux hors de la tête, comme deux coqs de combat, et se prenaient aux cheveux.

Ou bien c'étaient de sournois coups de sabots par-dessous les tables.

 

Le maître intervenait alors, mais il n'usait pas des méthodes barbares de certains de ses collègues, que l'on voyait suspendre les élèves récalcitrants par les poignets, à une cheville fixée dans la muraille, leur donner la bastonnade ou leur meurtrir les doigts à coups de règle.

 

Lui arrivait-il de frapper, pour venir à bout d'une mauvaise tête ?

Il se contentait de quelques gifles judicieusement appliquées.

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Le respect de l'autorité se perd depuis qu'on dorlote tant les enfants et qu'on a proscrit des écoles les châtiments corporels, les seuls efficaces dans bien des cas, depuis — aussi — que trop de journalistes, en mal de popularité, s'en vont criant au meurtre sitôt qu'on corrige un peu sévèrement tel garnement endurci.

 

En faisant bien le compte, on trouverait certainement plus de martyrs parmi les parents et les membres de l'enseignement que chez les enfants.

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Les écoliers d'aujourd'hui sont gâtés.

Ils ont des cours, des préaux.

Autrefois, l'on jouait sur la route, en plein bourg.

Il est vrai que la circulation n'offrait aucun danger pour les piétons.

Il fallait beaucoup de bonne volonté pour se faire écraser par une charrette roulant au pas ou même au petit trot et l'on plantait d'une croix commémorative l'endroit du chemin où s'était produit un accident mortel.

Les gens se signaient au passage et demandaient grâce pour l'âme du défunt :

Doue pardouno d'an anaon.

De nos jours, avec un tel usage, les fossés seraient de véritables cimetières et les passants se perdraient en oraisons.

Ainsi va le progrès, sur des monceaux de cadavres.

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Le maître descendit de sa chaire et s'approcha de la lucarne.

L'église toute neuve et que la piété des fidèles avait voulu vaste, solide, avec un clocher de granit ajouré qui défiait les siècles et les horizons les plus reculés ;

l'église montrait, au-dessus de son porche, un cadran solaire gravé d'une inscription sans joie :

Vulnerant omnes, ultima necat. (Toutes les heures blessent, la dernière tue).

 

Mais, depuis tant de jours que le vent de suroît déchaînait pluies et tempêtes sur la contrée, le cadran n'avait pas marqué les heures et force était de s'en référer à d'autres repères.

 

Tous les habitants du bourg savaient — par exemple — qu'il était 11 heures précises quand ils voyaient entrer à l'auberge du Cheval Blanc, pour son vin blanc quotidien, Visant ar Rannou, un vieux briscard qui avait fait la guerre sous Napoléon 1er.

 

Aussitôt, le maître d'école frappa dans ses mains.

Les élèves, qui n'attendaient que ce signal, ramassèrent leurs affaires, se levèrent pour un embryon de prière.

Puis ce fut la ruée vers l'escalier.

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L'auberge était profonde, chaude, accueillante.

Un haut feu de bûches fusait et crépitait dans la cheminée monumentale.

Devant, sur des broches, rôtissaient volailles, venaisons et pièces de viande, toutes « dégouttantes » d'une graisse dorée que la cuisinière recueillait précieusement dans la saucière.

 

Au-dessus brillaient, orgueil de la maison, les cuivres polis aux reflets fauves (rouge et or) et les chandeliers massifs.

Un grand Christ d'ivoire jauni, crucifié sur ébène avec des clous d'argent, ouvrait ses bras meurtris comme pour dire :

« Laissez venir les petits enfants à ces bonnes choses que Mon Père a faites et dont l'encens païen vient consoler mon agonie. »

 

Mais les petits enfants n'étaient pas appelés à pareille fête.

Ils n'avaient pour tout régal que le fumet de la viande et un brouet spartiate qu'on leur trempait, chaque midi, pour le prix modique de 22 sous le mois.

Encore cette somme était-elle réduite à 15 sous, lorsque les parents fournissaient le pain.

 

Chaque pensionnaire avait son écuelle de terre rouge et sa cuiller en buis, marquées à ses initiales.

 

On les entassait dans un réduit obscur, attenant à la salle à manger, autour d'une table et sur des bancs boiteux et sitôt qu'ils avaient lampé leur soupe, à grand bruit, comme de jeunes chiens affamés, la servante, Césaïk, maritorne mafflue, les poussait dehors où ils allaient manger des triques de pain sec, le plus souvent rassis.

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Cependant, autour de la table d'hôte, les convives faisaient bonne chère.

L'auberge était réputée dans le monde des itinérants, pour la succulence et le bon marché de sa pension.

Les voyageurs, colporteurs et porte balles, les chasseurs fourbus suivis de leurs chiens crottés, aux langues fumantes, faisaient volontiers quelques kilomètres supplémentaires pour venir déjeuner ici.

 

Parfois, on voyait arriver, chantant, de joyeux compagnons du Tour de France, qui se rendaient à Brest, par la route, avec leurs hautes cannes enrubannées.

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