1938
La journée d'un écolier d'autrefois
par Pierre Avez
article 3 sur 3
Source : La Dépêche de Brest 3 avril 1938
La place de l'église était pavée très irrégulièrement de petits silex pointus auxquels le pas des chevaux arrachait des gerbes d'étincelles.
Au centre, sur une aire de sol battu, un chêne vigoureux étendait sa ramure dénudée.
La cure le voyait d'un mauvais œil, car c'était un arbre de la Liberté, planté par les Jacobins pendant la Révolution.
Mais personne n'avait voulu se donner le ridicule de l'abattre, car il faisait le charme et l'agrément de la place et promettait de devenir énorme.
On le supportait donc en silence, comme un péché de jeunesse, une sorte de monstre éclos, par un jour d'aberration, dans une famille bien-pensante, et certaine bigote ne passait devant qu'en se signant.
Les enfants étaient loin de ces mesquineries.
Ils venaient jouer autour de leur ami l'Arbre, qui leur donnait l'ombre, le frais, la sécurité, un terrain propice à leurs jeux de toupie ou de marelle.
Par temps de pluie, ils couraient se réfugier sous la Halle, curieux monument médiéval dont l'immense toiture aux écailles d'ardoise, portée par des piliers de granit courts et trapus, figurait assez bien, avec ses deux versants abrupts, l'échine de quelque grand rongeur préhistorique.
L'intérieur était divisé, en manière de cathédrale, par de colossales colonnes de chêne qui avaient résisté victorieusement à l'injure des siècles et montaient droit se perdre parmi les pièces de la charpente.
Là-haut, sous le faîtage, des rideaux de toiles d'araignées larges comme des voiles, formaient un enchevêtrement obscur, un repaire de bêtes monstrueuses qu'on n'avait pas dérangées dans leur dégustation de mouches depuis la fondation de la Halle.
De mouches, il n'en manquait guère, ni de rats, ni de puces, car l'endroit servait de marché couvert.
On y débitait, sur des tréteaux, la viande de boucherie, la charcuterie, la volaille pouilleuse, la balle, le grain, la chandelle de suif, toutes choses dont ces messieurs Rodilards (*) sont friands.
Un boucher y avait même installé à demeure son abattoir, avec la complicité des pouvoirs publics, et c'était grande fête, pour nos écoliers, que de voir gonfler les génisses avec un soufflet, comme de vulgaires ballons, afin de faciliter le décollage de la peau.
Le sang et les excréments coulaient à la rue et prenaient insidieusement la direction du puits communal.
(*) Rodilard : Nom donné, par Jean de La Fontaine, à un chat dans plusieurs de ses fables.
Cette Halle, c'était une sorte de Cour des Miracles où les chiens avaient le droit de vaine pâture, où les hommes venaient pisser — faute de commodités ad hoc — où se tenaient les réunions publiques et se réfugiaient, par mauvais temps, pour de piteuses exhibitions acrobatiques ou des séances de « tramagie », les tribus bariolées de bohémiens aux yeux de fièvre.
L'éducation religieuse des enfants était très poussée à l'époque.
Comme si ce n'était pas assez des cours d'histoire sainte et de doctrine chrétienne que le maître enseignait à ses élèves, trois fois par semaine, quelques vieilles, en mal de dévouement, les réunissaient, de midi à une heure, dans une annexe du presbytère, pour les « forcer » sur le catéchisme.
Il faut dire que les défections étaient nombreuses, ces demoiselles manquant d'autorité.
Les dissidents allaient se cacher à la forge.
Ils ne se lassaient pas de voir battre le fer rouge et les forgerons, Vulcains à demi nus, noirs de charbon et de sueur qui maniaient le marteau avec une diabolique habileté, leur semblaient appartenir à une humanité supérieure.
Ils étaient toujours fourrés dans les pattes des chevaux que l'on ferrait et le tintement clair des enclumes réjouissait leurs âmes enfantines.
D'autres allaient chez le charron, assister au délicat assemblage des roues, ou chez le menuisier, parmi les copeaux et l'odeur de la colle forte.
Visant ar Rannou avait, lui aussi, ses fidèles.
Appuyé à la margelle du puits, il fumait, à petits coups savants, sa pipe en terre dont le fourneau représentait une tête de zouave, et narrait, par le menu, ses campagnes de guerre aux petits campagnards, ébahis d'admiration.
Jeune conscrit à Waterloo, il gardait de Napoléon, le Grand, l'Oncle, un souvenir vague, mais ébloui, que les batailles auxquelles il avait été mêlé par la suite (la prise du Trocadéro, le siège de Constantine) n'avaient pas réussi à effacer.
Il avait fini sergent, avec la croix.
À l'en croire, il eût mieux fait encore s'il n'avait perdu stupidement un bras dans un accident sans gloire :
l'explosion prématurée d'une grosse pièce d'artifice aux Tuileries.
Ses récits emportaient les jeunes auditeurs dans un songe héroïque, vers les pays fabuleux qu'ils ne connaîtraient jamais.
Comme tous leurs ancêtres, depuis l'origine des âges, ils étaient voués à gratter la terre ;
ils seraient, toute leur vie, de vulgaires trouerien buzug (lisez : coupeurs de vers de terre).
Les classes de l'après-midi commençaient à une heure.
Elles débutaient par une prière, suivie d'un examen de propreté.
Les « mains sales » étaient priés d'aller se laver et, comme il n'y avait pas d'eau en classe, l'opération se pratiquait dans le ruisseau le plus voisin du bourg.
Puis venait le chant.
Les élèves entonnaient en chœur Le Chant de la table de Pythagore.
Après quoi le maître leur déchiffrait, sur le flageolet, quelque complainte tirée de l'actualité ou du folklore breton, car la langue bretonne n'était pas encore proscrite des écoles.
Les cours de l'après-midi variaient peu.
Lecture-écriture-français ; lecture-écriture-religion : tel était le programme quotidien des trois divisions.
En principe, la classe finissait à quatre heures ;
mais le maître, par humanité, libérait, dès 3 heures et demie, les élèves ruraux qui habitaient au loin.
Le soir tombe.
Sur la route infinie, six petits bonshommes d'écoliers s'en vont vent arrière et, parfois, une rafale les oblige à courir de toute la force de leurs petites jambes.
Pour avoir plus chaud, ils ont mis leurs mains sous leurs aisselles et remonté leurs cache-nez jusqu'aux oreilles.
Au fond, ils ne sont pas très « crânes ».
On leur a raconté, pour les rendre sages, tant d'histoires sinistres :
l'Ankou, le loup-garou, les lavandières de nuit et même — par de grands froids d'hiver — les loups véritables.
N'est-ce pas la plainte des morts que Kornog, le vent de suroît, leur apporte dans son mugissement désespéré ?
Fantômes peut-être que ces chênes têtards, figés sur les talus, en des postures contorsionnées et grimaçantes.
— Vite ! plus vite ! qu'on aborde, avant la nuit noire, les chemins creux, pleins d'embûches et de menaces mystérieuses, qui mènent de la grand'route aux fermes.
Soudain, Yffic a un cri de joie.
Là-bas ! Mais c'est son père qui rentre avec la jument !
— Va zad ! Va zad !
Une course folle, un bras qui se tend, l'empoigne, le soulève et l'asseoit sur l'encolure de l'animal.
Maintenant Yffic n'a plus peur.
Le roi n'est pas son cousin.
Il défie du regard les puissances mauvaises de la nuit.
Il va faire, à la ferme, une rentrée triomphale qu'accueilleront les baisers maternels, le visage ami du foyer embrasé, les effluves appétissants de la soupe au bloneg et du fars-buan.
Jusqu'au matin, la vie sera douce au petit écolier.
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P. S. — Une bonne partie de la documentation de ces articles a été puisée dans une très intéressante brochure
de M. Louis Ogès :
« L'instruction primaire dans le Finistère, de 1833 à 1850 », librairie Le Goaziou, Quimper, dont je recommande la lecture à tous ceux qui s'intéressent à cette période héroïque de l'enseignement.