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Le crime de Kéroriou

Article 4 sur 8

 

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Source : La Dépêche de Brest 12 avril 1939

 

Aussi loin qu'elle remontait dans le passé, Marie Pérès ne se souvenait pas d'avoir jamais été heureuse avec Nicolas Bescond, son mari.

Le soir de ses noces, il s'était saoulé comme un goujat et il avait fallu le coucher avant la fin du repas.

Et tout de suite, il s'était montré jaloux, brutal, tyrannique.

 

Ces fâcheuses dispositions n'avaient fait que croître avec les années.

Sa seule qualité :

l'ardeur au travail, qui l'avait élevé de la condition de tueur à celle de patron-boucher, s'était émoussée peu à peu sous l'influence des boissons alcooliques.

Il était rare, maintenant, qu'il revint d'une foire sans être en état d'ivresse ;

parfois même, il tirait des bordées de plusieurs jours, pendant lesquelles on ne le voyait plus.

Il revenait chez lui les habits fripés, la démarche incertaine, l'œil hagard, avec des invectives, des mots ignobles ou des menaces à la bouche.

 

Peu s'en fallut, certain jour, que sa femme ne succombât sous les coups de poing et les coups de pied.

Elle dut garder le lit pendant tout un mois.

 

Pourtant, au printemps de l'année 1838, elle avait constaté que la conduite de son mari s'était très sensiblement améliorée.

Il avait cessé de s’enivrer, soignait sa tenue, surveillait son langage et semblait d'humeur très radoucie.

 

Elle se félicita tout d'abord de ce changement inespéré, qu'elle attribua à un sursaut de conscience, mais sa joie tomba court lorsqu'elle se rendit compte que la brute était amoureuse.

Elle ne fut pas longtemps avant de connaître le nom de sa rivale.

 

Elle souffrit dans son amour-propre, sinon dans ses sentiments d'épouse.

Et puis, quel fâcheux exemple pour leur fille Geneviève que cette liaison affichée avec une femme de réputation douteuse !

C'est vers ce temps qu'elle remarqua des fuites massives dans les économies du ménage et l'argent du commerce.

Bientôt elle ne douta plus que Bescond ne couvrît d'or sa maîtresse et la fille de celle-ci.

 

Elle prit ses précautions pour sauvegarder ses droits.

 

Il vint alors la poursuivre de ses réclamations, jusqu'au marché Pouliquen, où elle tenait boutique, faisant du scandale, allant même jusqu'à jeter à la rue les quartiers de viande de l'étal, pour la plus grande joie des chiens errants.

À plusieurs reprises, il la menaça d'un pistolet ou d'un couperet, si bien qu'elle dut se dépouiller pour satisfaire à ses incessantes demandes d'argent.

À bout de forces, elle avait fini par chercher asile chez sa belle-sœur et solliciter la séparation.

De ce jour, Bescond vécut constamment sous le toit de la femme Castel.

Tandis que les parents filaient le parfait amour, Joséphine et Geneviève menaient joyeuse vie.

Elles avaient de l'argent plein les poches et couraient les bals en compagnie de jeunes marins sans scrupule.

 

Marie Pérès avait tenté d'arracher son enfant à ce milieu de perdition, mais celle-ci, qui tenait de son père un caractère indépendant, refusa de le quitter.

 

Du serrurier, on parlait le moins possible.

Aux personnes qui demandaient de ses nouvelles, la femme et la fille Castel répondaient :

« Il va bien.

Il nous a écrit qu'il a trouvé du travail au Havre.

Il se plait et n'est pas près de revenir à Brest ».

Elles ne cachaient pas leur joie d'être débarrassées de ce trouble-fête.

Pourvu qu'on ne le revît jamais !

Le sort en avait décidé autrement.

 

Le 15 juin 1840, Geneviève Bescond s'enfuit de la maison Castel sous prétexte d'une commission et vint trouver sa mère.

Les deux femmes pleurèrent dans les bras l'une de l'autre, suffoquées d'émotion.

— Pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt, ma pauvre petite ?

 

— Je ne pouvais pas, maman.

Papa me l'avait défendu.

Je n'ai le droit de sortir qu'avec Joséphine Castel.

Sans doute a-t-on peur que je parle ?

Eh! bien, oui, il faut que je parle, car je n'en puis plus.

Elle prit un air solennel :

« Maman, je vous en supplie, ne vous réconciliez jamais avec mon père.

 

Rassure-toi, mon enfant, je n'en ai pas la moindre envie ;

il m'a fait trop souffrir », soupira Maris Pérès, en s'essuyant les yeux.

 

« Vous ne savez pas ;

il va faire tout son possible pour que vous retourniez à Kéroriou et là... (elle se cacha la tête entre les mains).

Oh! C'est affreux !...

Ils ont comploté votre mort.

J'étais à l'étage ; j'ai tout entendu.

Ils vous étoufferont, mettront le feu à la maison pour faire disparaître les traces du crime et s'en iront vivre à Paris avec votre argent.

Et ce n'est pas tout, maman!

Si vous saviez ! »

 

Elle se pencha à l'oreille de sa mère.

Celle-ci pâlit sous la confidence et murmura d'une voix étouffée :

« Ce n'est pas possible !... Oh! Les monstres ! »

 

Comme il avait été annoncé, Bescond vint heurter à la porte de sa femme, dès le lendemain matin.

Il était propre, rasé de frais, un sourire mielleux illuminait sa trogne d'ivrogne.

Mais on refusa de lui ouvrir.

Il alla au poste de police et offrit de l'argent au sergent Seyler, s'il voulait bien lui ménager un entretien avec sa femme.

Celle-ci demeura inflexible.

Bescond s'en fut alors en proférant d'horribles menaces.

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Il y avait, en ce temps-là, au tribunal de Brest, un juge d'instruction et un substitut qui ne s'entendaient guère.

Le juge, magistrat sans talent, dont le nom ne mérite pas de passer à la postérité, ne décolérait pas d'arriver au seuil de la retraite, sans avoir réalisé sa suprême ambition :

Revêtir la robe rouge de conseiller à la Cour royale de Rennes.

Il faisait son métier avec le minimum d'enthousiasme.

 

Au contraire, le substitut Michel de La Morvonnais, jeune magistrat de la nouvelle école, promis à un brillant avenir, se montrait plein de zèle.

 

À maintes reprises, ils s'étaient heurtés.

Le substitut trouvait que le juge n'étoffait pas assez ses dossiers et le juge exhalait sa rancœur

contre ce « blanc-bec » qui se mêlait de lui apprendre son métier.

Ils en étaient arrivés à ne plus communiquer que par écrit, bien que leurs cabinets fussent voisins, à un couloir près.

 

Le lundi 29 juin 1840, le juge d'instruction, assisté de son greffier, Michel-Ange David, procédait sans brio à l'interrogatoire de trois individus inculpés de viol, lorsqu'un secrétaire du parquet vint lui apporter un réquisitoire, auquel était joint une dénonciation anonyme.

 

— C'est urgent, émit timidement le secrétaire.

— Posez-ça là. Je verrai, fit le juge de son air le plus maugracieux.

Il prit les pièces d'un geste dégoûté et les parcourut des yeux.

On le requérait de se transporter immédiatement au faubourg de Lambézellec, pour rechercher si un cadavre n'était point caché dans un jardin.

 

Sornettes que tout cela, ironisa le magistrat.

Combien de fois ne nous a-t-on pas dérangés inutilement de la sorte ?

Et il dicta à son greffier une ordonnance par laquelle il déclarait que ses interrogatoires en cours ne lui permettraient pas de se transporter sur les lieux avant le lendemain.

 

Le premier mouvement du substitut, à la lecture de ce factum, fut de se désintéresser de l'affaire.

« Après tout, c'est lui que cela regarde au premier chef.

En cas d'incident, je suis couvert par ma réquisition. »

Mais sa conscience professionnelle lui fit un scrupule de cette solution de facilité.

Si le meurtrier, prévenu des intentions de la justice, allait déterrer le cadavre dans la nuit...

 

La lettre anonyme était formelle.

Il en relut les passages essentiels :

 

« Passant sur la route de Kéroriou, commune de Lambézellec, le 7 janvier dernier, vers 2 heures du matin, j'aperçus la lumière dans un champ et vis déposer dans une fosse un objet que je suppose être un corps.

Craignant pour ma vie, je me cachai et entendis :

« Castel ne nous fera plus de mal. »

 

Suivait la description de l'endroit où avait eu lieu l'inhumation.

Parallèlement à cette lettre, la police signalait que Castel avait disparu depuis cette date.

À en croire la famille, il était parti pour Le Havre.

Mais qui sait ?

Le substitut prit une décision énergique.

« Il pensera ce qu'il voudra, mais je n'attendrai pas son bon plaisir.

J'y vais ».

​

À suivre ...

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