Le crime de Kéroriou
Article 3 sur 8
Source : La Dépêche de Brest 11 avril 1939
Cinq heures du matin sonnaient à la Tour Saint-Louis quand la diligence de Quimper arriva place de la Liberté. Personne n'attendait Castel.
Il en éprouva un malaise.
Après avoir franchi le guichet de la porte de Landerneau, sous l'œil vigilant de la sentinelle, d'un garde de la mairie, d'un employé d'octroi et d'un argousin du bagne, il gagna la rue Guyot, où traînaient des odeurs fétides et des soliloques d'ivrognes attardés ;
mais il eut beau frapper à la porte de sa maison, aucun bruit, aucune lumière ne répondirent à ses appels.
Où donc étaient-elles parties ?
Chez ce Bescond, encore ?
Il prit le chemin de Kéroriou, où le boucher avait sa tuerie et son domicile, bien décidé, cette fois, à exiger des explications, à se poser en justicier et non plus en victime, à démasquer ce faux ami, à reprendre sa femme, et il recherchait mentalement les formules définitives dont il userait.
Malheureusement, les formules ne venaient pas et, de sa résolution primitive, il ne resta plus, lorsqu'il fut à la porte de Bescond, qu'un profond découragement et une irrésistible envie de pleurer.
Décidément, le pauvre homme n'était pas né pour l'esclandre.
Il revint en ville et, après avoir longuement battu le pavé, alla échouer à La Clef d'Or, dont la tenancière, avenante commère, à l'oreille compatissante, lui servit coup sur coup deux cafés-cognac.
Vers sept heures, Bescond, le beau Bescond, l'œil fier et les pectoraux en évidence, faisait son entrée au débit où il avait coutume de venir, tous les matins, déguster ses quatre sous de rhum, histoire de « tuer le ver ».
La vue de Castel figea son sourire et arrêta net la gaudriole qu'il s'apprêtait à lancer à l'adresse de l'aubergiste.
Il leva les bras au ciel dans un réflexe de défense autant que de surprise :
— Tiens ! Bégaya-t-il. Quelle bonne surprise !
L'autre le dévisagea d'un air de défi :
— Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas, Colaïc.
Le boucher avait repris son aplomb de maquignon retors et fort en gueule :
— Dis donc, René ! Tu n'es pas rigolo pour un lendemain de 1er janvier.
Il faut te secouer, mon vieux.
Qu'est-ce qu'on prend ?
— Le médecin m'a défendu de boire, répondit Castel d'un ton glacial où perçait un grand bouillonnement de colère intérieure.
Je vous dois combien, Mme Hondoire ?
Il paya et sortit sous les yeux de Bescond, médusé.
Sophie Werax était occupée à faire des crêpes.
Penchée vers l'âtre, elle étalait artistement sur la « bilig » la pâte fluide dont le parfum montait dans un grésillement, quand elle se sentit prise à la taille par deux mains vigoureuses.
Elle eut un gloussement de voluptueuse surprise, se redressa lentement et, se laissant aller en arrière dans un mouvement qui fit saillir, sous l'étoffe noire du corsage très ajusté, une poitrine restée ferme malgré l'âge, offrit sa bouche à celui qu'elle prenait pour son amant.
Mais la lueur d'extase qui noyait son regard fit place à une expression d'extraordinaire méchanceté.
Elle se dégagea brutalement.
— Ah I c'est toi, imbécile !
En voilà des façons de s'annoncer.
Évidemment, tu sens encore l'alcool.
Ça va recommencer. Ils en ont eu une riche idée de te relâcher.
Il voulut la ressaisir : « Voyons, poulette... »
Elle le repoussa violemment :
« Tu me dégoûtes » et appela : « Joséphine ! »
La jeune fille apparut sur le seuil, la frimousse enfarinée :
« Ah ! C'est lui ! On était si tranquille ! Vieux scélérat !
Laissez ma mère tranquille ou j'appelle au secours ».
— Vous n'aurez pas à aller loin, fit le serrurier.
Bescond est tout près d'ici, à La Clef d'Or.
Mais je ne lui laisserai pas le plaisir de me casser la g...
Je préfère lui céder la place, puisqu'il est le maître ici.
Et, prenant dans ses bras son petit chien Freluquet, un ratier misérable, nourri de détritus de poubelles et plus souvent battu que caressé, le seul être qui eût manifesté de la joie à son retour, il lui confia à l'oreille :
« C'est décidé.
Nous partirons tous les deux, puisque nous sommes de trop dans cette maison. »
C'en est fait.
Castel a pris un passeport pour Le Havre.
Il va partir sans espoir de retour et cette pensée, malgré tout, l'incline à la mélancolie.
Que trouvera-t-il dans cette ville étrangère ?
La solitude encore.
Ce n'est pas à son âge qu'on refait sa vie.
Pour le dernier soir, vainquant ses répugnances, il a consenti à accompagner sa femme et sa fille à la maison de Bescond, où elles ont coutume de coucher les veilles de marchés, de manière à pouvoir prendre la route de bon matin, avant l'ouverture des portes.
Il s'est résigné à serrer la main de son heureux rival.
Après tout, s'ils s'aiment, ces deux-là, pourquoi s'obstiner à vouloir les séparer ?
Il pousse même la générosité jusqu'à proposer un vin chaud :
— Il fait si froid !
Ça nous réchauffera.
Et puis, ajoute-t-il avec un sourire chagrin, il faut bien fêter mon départ.
Bescond, que ce départ imminent incline à la bienveillance ou qui veut savoir à quoi s'en tenir sur les intentions de Castel, lui demande s'il compte revenir un jour à Brest.
Pourquoi faut-il que l'autre réponde :
« Je reviendrai peut-être plus tôt qu'on ne pense. »
Il ne se doute pas, le malheureux, que cette bravade vient d'engager son destin.
Drôle de soirée tout de même !
En haut, la femme Bescond pleure de honte et de rage dans son lit, tandis qu'au rez-de-chaussée son mari caresse une maîtresse sous les yeux du mari indifférent et cette scène de haute moralité conjugale a pour témoins deux toutes jeunes filles de seize ans :
Joséphine Castel et Geneviève Bescond, qui n'ignorent absolument rien de la situation, ni, sans doute, des plus triviales réalités de l'existence.
Le vin manquant à la maison, Joséphine Castel s'offre à en chercher en ville.
Bescond décide de l'accompagner.
Les glacis sont peu sûrs à cette heure et il serait vraiment dommage que la pauvre mignonne fit quelque mauvaise rencontre.
À dire vrai, elle l'intéresse de plus en plus, cette petite, avec sa fraîcheur et ses manières de demoiselle.
Joséphine, de son côté, n'a pas été sans remarquer les regards de convoitise du boucher et elle se prête au jeu avec une coquetterie précoce de rouée.
Il est riche.
Avec un peu d'habileté, elle lui soutirera beaucoup d'argent et, alors, elle pourra se payer de belles toilettes, à faire crever de dépit ses compagnes d'atelier.
Bescond, lui, songe à quelque pacte secret qui la livrerait à sa merci.
N'a-t-elle pas justement, pour son père, une haine féroce, maladive, inexplicable ?
*
**
Un feu clair de fagots flambe sous le chaudron où bout le vin sucré.
Ils sont tous serrés autour de la cheminée.
Charmant tableau de famille !
La femme Castel remplit des bols et les passe à Bescond, qui exprime dans chacun un peu de jus de citron.
Castel est servi le premier.
On lui doit bien ça !
Il porte le bol à ses lèvres, goûte et s'écrie :
« C'est amer comme du poison. »
— J'ai dû mettre trop de citron, explique le boucher, et, pour le rassurer, pour l'encourager à boire, il lampe une puissante gorgée de son propre bol.
Sophie Castel renchérit :
« Tu n'as qu'à l'avaler d'un coup ; ça te fera du bien. »
Castel se laisse convaincre.
Il est à cent lieues de tout soupçon.
D'ailleurs, qu'a-t-il à craindre, maintenant qu'il s'en va ?
Il s'en va, en effet, mais d'une autre façon qu'il avait prévu.
Il se sent faible, si faible, avec une sorte de gratouillement à l'estomac.
Il laisse aller son front dans les genoux de sa femme, qui est assise auprès de lui.
Elle lui caresse les cheveux comme elle faisait jadis aux premiers temps de leur mariage.
Ce geste tendre le ravit.
Est-il possible qu'elle l'aime encore ?
Peut-être acceptera-t-elle de le suivre au Havre, puisque aussi bien leurs deux noms figurent sur le passeport ?
Il n'a pas le temps de s'interroger plus avant.
Il tombe en tournoyant vers quelque chose de plus profond, de plus définitif que le sommeil.
À suivre ...