top of page


Le crime de Kéroriou

Article 1 sur 8

 

Keroriou 0.jpg

 

Source : La Dépêche de Brest 9 avril 1939

 

Le 7 décembre 1839, vers 6 heures du soir, trois hommes, deux civils et un sergent de police, sonnaient au portail de l'hôpital de Quimper.

 

Le concierge ouvrit un guichet soupçonneux et les questionna sur le motif de leur visite.

Le sergent lui confia à l’oreille :

« C'est pour un placement volontaire ».

Un de ses compagnons enchaîna :

« Oui, c'est ici qu'on doit me rendre mes 13.000 francs.

Je veux voir le juge d'instruction ».

Le troisième porta le doigt à son front, par manière de dire :

« Ne l'écoutez pas, il est fou ».

Sur quoi le cerbère consentit à entrebâiller la porte de son antre.

 

Il faisait nuit noire.

Partie de Brest au petit jour, la diligence avait eu des malheurs.

Un cheval s'était déferré, puis une roue était restée dans une fondrière, vers Saint-Coulitz, et les voyageurs affamés, transis, grelottants avaient dû attendre du secours pendant plusieurs heures. C'est pourquoi ils avaient tant de retard.

Quel chien de temps, tout de même !

 

Le concierge n'écoutait pas leurs doléances.

Il pestait, à part lui, contre ces intrus qui venaient de l'arracher à son coin de feu.

Il leur fit traverser des cours froides et désolées, des porches à courant d'air, des galeries sifflantes et, leur montrant un bâtiment sévère, éclairé par des quinquets fumeux, annonça de sa voix rogue :

« C'est là, vous n'avez qu'à entrer », puis s'en fut sans un adieu.

 

Le silence des lieux étonna les visiteurs.

Ce n'était pas ainsi qu'ils se représentaient un asile d'aliénés.

Ils avaient imaginé des cris, des plaintes, du délire, des apparitions échevelées, pas de calme de pensionnat endormi.

 

Ils poussèrent une porte, montèrent un escalier, s'engagèrent dans un couloir.

Le plus vieux des civils s'alarma :

« C'est bien ici qu'on va me rendre mes 13.000 francs ? »

 

— Mais, oui, c'est ici, répondit doucement son compagnon, un grand et gros homme, au tient de pourpre, dont la blouse bleue, aux plis roides, le bonnet rond, les souliers ferrés et le bâton à lanière disaient assez la profession de boucher.

 

— « Ces c... de couloirs n'en finissent pas », sacra le sergent « et personne pour nous renseigner ! »

 

Mais comme si ce juron eût rompu le charme dont s'enveloppait cette maison morte, une voix cria dans leur dos :

— « Hé ! là ! où allez-vous comme ça ? »

 

Saisis, les trois hommes se retournèrent d'un bloc.

Le sergent porta la main à son képi et expliqua timidement :

— « Fait's excuse, M'sieur l'infirmier, on vous amène un client... »

— « Ah ! c'est celui-ci, répondit l'infirmier en posant sa main sur l'épaule du boucher, comme pour une prise de possession.

Il est bien rouge.

Je vois ce que c'est : delirium tremens. »

 

Le sergent rit de sa méprise et le détrompa : «  Non, c'est l'autre. »

 

— « Oui, c'est moi, convint ingénument le compagnon du boucher.

Je veux voir le juge d'instruction.

Il doit me rendre mes 13.000 francs. »

 

L'infirmier les conduisit au bureau des entrées et expliqua au commis d'écritures, avec un clin d'œil entendu :

— « Voici un Monsieur qui désire, parler au juge d'instruction. »

— « Parfait ! Je vais m'occuper de, ça », fit le scribe et il entreprit l'examen des pièces d'admission.

 

Pendant que se déroulaient ces formalités, l'infirmier faisait au boucher les honneurs traditionnels de la maison :

— « C'est dommage que vous ne soyez pas arrivés plus tôt.

Je vous aurais montré les jardins.

Ils sont très beaux.

Encore faut-il les voir au printemps.

Si vous revenez en avril...

 

L'autre fit la grimace.

 

— « Vous êtes l'ami de ce pauvre homme ? » interrogea l'infirmier.

 

Le boucher éluda la question :

— « Il boit énormément et rend sa femme très malheureuse.

J'espère que vous pourrez le garder longtemps et même si j'osais... »

 

L'infirmier tendit l'oreille.

L'autre crut percevoir, dans ce geste, un encouragement à poursuivre :

— « Si vous voulez me rendre un service, je pourrai vous faire gagner de l'argent.

Ce Castel est un danger pour son entourage.

Figurez-vous que, dernièrement, il a essayé de violer sa propre fille.

Il maltraite sa femme et parle de mettre le feu chez lui.

S'il retourne à la maison, il est bien capable de faire un mauvais coup. »

 

— « Rassurez-vous, dit l'infirmier, s'il est vraiment fou, il n'est pas près de sortir d'ici. »

 

— « Il vaudrait mieux qu'il n'en sorte jamais », reprit le boucher, et il poursuivit en baissant la voix :

« Il vous serait facile, à vous qui l'approcherez tous les jours, de lui donner une potion quitte ou double.

Je vous donnerais beaucoup d'argent.

Tenez, prenez toujours ceci. »

 

Il sortit un billet de cent francs de sa poche.

L'infirmier sursauta devant l'énormité de cette proposition.

Il prit le parti d'en rire.

 

— « Je commence à me demander si ce n'est pas vous l'aliéné ? »

— « Je plaisantais, fit le boucher, mais prenez toujours ce billet de cent francs.

Vous lui achèterez quelques douceurs. »

 

L'infirmier refusa cette offre où il crut voir un piège.

 

— « Comme vous voudrez », soupira le boucher, d'un ton dépité.

Au fond il était ravi d'avoir réussi, sans bourse délier, à donner le change sur ses véritables intentions.

Keroriou 1.jpg

 

Le lendemain matin, Castel était extrait de la cellule où, sous prétexte de le conduire devant le juge d'instruction, on l'avait enfermé pour la nuit.

Il paraissait très déprimé.

Ses premières paroles furent les suivantes :

« Ah ! Ils m'ont bien trompé ! Quand donc pourrai-je sortir d'ici ? »

 

L'infirmier se garda de répondre à cette question qu'il n'avait que trop souvent l'habitude d'entendre et le mena jusqu'au bureau du médecin-directeur de l'asile.

 

Le docteur Follet était justement en train de lire le certificat médical de son confrère brestois.

 

Je soussigné, docteur en médecine, sur la demande de Mme Castel, née Werax, demeurant à Brest, rue Guyot, certifie avoir visité, à plusieurs reprises, le sieur René Castel, maître serrurier, à l'effet de constater l'état de ses facultés intellectuelles.

Il m'a d'abord été rapporté que le sieur Castel, se livrant à l'abus des liqueurs fortes, était sujet à de violents accès de fureur ;

que, depuis quelque temps, sa raison avait paru se déranger, surtout depuis une chute violente qu'il fit sur la tête, voilà une dizaine de jours ;

qu'il revêt ses armures de garde national, dont on a peine à le défaire, menace d'incendier sa maison, se livre à des actes de brutalité et de lubricité sur sa femme et sa fille.

 

Lorsque j'ai visité le sieur Castel, il était assez calme.

Une fois seulement, il m'a paru ivre ;

mais, toujours, il m'a donné des signes d'aliénation.

Ainsi, tantôt il parle avec détails d'une mâchoire d'acier qu'il veut se forger pour remplacer la sienne ;

tantôt il se plaint de l'apparition d'êtres fantastiques qui le tourmentent et pénètrent en lui sous des formes bizarres ou d'un vol de 13.000 francs que lui auraient fait des démons ou sylphides ;

ou bien, il voit sa femme, un fanal à la main, portant un tableau où figure, en lettres rouges, le mot : Vengeance.

Elle lui présente un breuvage empoisonné, dont il se détourne avec horreur.

 

Un long visage émacié, des cheveux coupés à l'artiste, une barbe fourchue, des yeux clairs au regard gênant donnaient au docteur Follet l'air de ces mages habiles à percer le secret des astres et des âmes.

Inquisiteur redoutable, aux questions perfides, posées d'une voix douce et pleine de sollicitude, il avait vite repéré le grain de folie qui dort dans presque toutes les cervelles humaines.

Pour lui, comme plus tard pour le docteur Knock, « tout être sensé est un aliéné qui s'ignore. »

 

Grand fut son étonnement de constater que les propos du maître serrurier ne présentaient aucune fissure.

Il s'en ouvrit à l'infirmier :

— Vous êtes sûr, Picart, qu'il a parlé de ses 13.000 francs et du juge d'instruction ?

— Voilà ce qui m'a été rapporté, Monsieur le Directeur.

— Il m'a l'air tout à fait calme.

Le voyage a peut-être entraîné chez lui une réaction salutaire.

Mettez-le en observation à l'infirmerie et qu'on me tienne au courant.

Je n'aime pas beaucoup ces placements volontaires à la demande des familles...

​​

À suivre ...

bottom of page