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Le crime de Kéroriou

Article 2 sur 8

 

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Source : La Dépêche de Brest 10 avril 1939

 

Les jours passèrent.

Par ses manières douces et polies, Castel s'était concilié la sympathie des infirmiers, qui le laissaient libre de circuler à sa guise

 

C'est ainsi qu'il avait découvert le quartier des agités, dont la visite lui causa une profonde impression d'horreur.

 

Là, des malheureux, défigurés par la démence, écumant de rage dans la camisole de force qui leur enserrait les bras et la poitrine, criaient des injures et des imprécations ou bien se tenaient obstinément immobiles et muets, emmurés dans une invincible sauvagerie, prêts à mordre, à cracher, à foncer sur qui viendrait troubler leur solitude.

On les approchait prudemment, en les flattant, comme on fait d'un animal susceptible ou méchant.

D'autres poursuivaient sans fin la même ronde, les mêmes gestes d'automates, ou se figeaient en des poses prétentieuses.

Dame ! Tout le monde n'avait pas l'honneur d'être le Christ ou le prince de Metternich !

 

Les plus dangereux, ceux qui ne cessaient d'attenter à leurs jours ou se postaient avec des gourdins sur le passage des infirmiers, étaient vite parqués dans des cellules capitonnées :

Les cabanons, où ils se démenaient en aboyant, en hurlant, ébranlaient les portes à coups de pied, se lançaient à corps perdu dans les cloisons.

 

La porte ouverte, on pouvait les voir, presque nus, ruisselants de sueur, ensanglantés.

 

Ils vous regardaient d'un air hébété ou furibond, vous saluaient d'une ineptie :

« Salut ! Messieurs les quatre procureurs généraux de Washington ! » ou vous lâchaient, en pleine figure, des bordées d'obscénités.

 

Du moins, avec ces malheureux, Castel savait à quoi s'en tenir.

Ils étaient trop différents de lui pour que la confusion fût possible.

Ce qui l'inquiétait et le déprimait le plus, c'était le contact des aliénés ordinaires, les maniaques, qui ressemblaient à tout le monde, parlaient et raisonnaient correctement, donnaient l'impression d'individus normaux, voire intelligents, jusqu'au jour où le hasard d'une conversation les amenait à enfourcher leur dada :

Un procès qu'ils avaient injustement perdu, des fantômes qui les poursuivaient, une épouse chérie qui les avait odieusement trompés.

Leur esprit se figeait alors dans une idée fixe, comme l'aiguille d'un phonographe bloquée dans sa rayure :

« Ma femme me trompe..., ma femme me trompe..., ma femme me trompe... »

Castel s'empressait de les fuir.

Ils lui ressemblaient trop. ...

 

Une aide de cuisine s'était prise d'amitié pour lui et lui apportait en cachette quelques douceurs.

C'était une blonde plantureuse, au teint rose, avec des yeux bleu-faïence qui vous regardaient bien en face.

Castel se plaisait dans sa compagnie.

« Au moins, pensait-il voilà un être sain s'il en est ».

Mais il s'aperçut vite, à un geste trop précis, qu'elle était atteinte de folie érotique.

 

Cette constatation le remplit de panique.

Il se sentit tout d'un coup abandonné de tous, épouvantablement seul parmi ces cohues délirantes, emporté dans le même vertige, menacé de la même folie.

 

Pourtant, il n'était point fou ;

c'était vrai, pourtant, que l'infirmier lui avait révélé l'infâme proposition du boucher Bescond, son ami... son meilleur, son seul ami, Bescond qui avait voulu le supprimer.

 

Au fait, n'avait-il pas constaté, ces derniers temps, que sa femme marquait un empressement exagéré pour ce Bescond ?

Est-ce que par hasard... ?

Il repoussa, comme sacrilège, une pensée atroce qui lui venait...

 

L'infirmier-major passait.

Il se raccrocha à son bras, comme à une bouée de sauvetage :

« Je voudrais écrire à ma femme ».

 

— Bien ! On va vous donner du papier et de l'encre.

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Quand il eut terminé la lecture de la lettre de Castel, le docteur Follet pensa :

« C'est la lettre d'un homme de cœur, qui se repent de ses erreurs passées et promet de n'y plus retomber.

J'ai beau chercher, je ne vois rien là dedans qu'un être parfaitement sensé pourrait renier » et il ajouta, de sa propre main, au pied de la missive, que Castel était tout à fait guéri et qu'il pouvait réintégrer son domicile, à moins qu'il ne fût démontré qu'il était sujet à des accès périodiques, nécessitant un plus long internement.

 

Cette lettre devait rester sans réponse ;

mais, convoquée chez le commissaire de police de Brest, à la suite d'une communication faite au préfet par l'administration de l'asile, la femme Castel, au milieu de larmes hypocrites et de protestations de dévouement conjugal, assura qu'il était prématuré de relâcher son mari, qu'il retomberait certainement dans ses accès de folie, dès qu'il se remettrait à boire.

Elle ajouta qu’elle ne pouvait toutefois s'opposer à son retour, car s'il apprenait la chose, il était bien capable d'user de représailles.

 

C'est dans ces conditions que Castel vit s'ouvrir, devant lui, les portes de l'asile, trois semaines après y être entré, le 1er janvier 1840 exactement, à l'aurore de cette année qui devait lui être fatale.

 

Sa joie aurait été sans limites de recouvrer une liberté si ardemment convoitée, si les révélations de l'infirmier et le silence obstiné de sa femme n'avaient fait naître en lui d'intolérables soupçons.

 

Dans la malle-poste qui l'entraînait de nuit vers Brest, il s'abandonna aux plus sombres pensées.

Tout son passé défila dans sa mémoire, depuis le jour radieux de ses noces, célébrées sous le signe d'un amour qu'il croyait partagé, jusqu'aux plus récents événements.

 

Pendant plusieurs années, ils avaient connu le bonheur.

Un fils leur était né.

La serrurerie rapportait bien.

Puis un jour, il avait dû s'absenter pour une campagne lointaine.

Sa femme l'avait accueilli au retour par des cajoleries et des transports de tendresse dont il ne comprit le sens que cinq mois plus tard, lorsqu'elle eut accouché d'une petite fille.

L'adultère était flagrant.

Elle ne fit aucune difficulté pour le reconnaître mais ne consentit jamais à révéler le nom de son amant.

 

Ce fut pour Castel, un coup terrible dont il ne devait jamais se relever.

En vain, se jeta-t-il à corps perdu dans le travail.

L'idée de « l'autre », de son rival inconnu le poursuivait sans répit et la vue de la jeune Joséphine lui était un rappel constant de son infortune.

 

Jolie d'ailleurs, cette petite, avec une expression et des manières doucereuses où il ne se retrouvait pas.

Il la prit en aversion, manifesta de l'impatience à ses cris.

La mère, qui chérissait, en cette enfant du miracle, le souvenir délectable de son péché, se hérissa pour sa défense.

Il y eut des scènes, des injures des coups et les deux époux en vinrent à cet état de paix armée, dont l'atmosphère leur devint rapidement irrespirable.

Ils cherchèrent à s'en évader ;

lui, par la boisson ;

elle, en courant les foires et les marchés comme revendeuse.

C'est ainsi qu'elle avait, un an et demi plus tôt, rencontré le boucher Bescond à la foire de Landivisiau, où il achetait des veaux.

 

Quant à Joséphine Castel, elle était devenue, avec les années, une frêle et jolie jeune fille au teint trop clair, qui jouait à la demoiselle depuis qu'elle travaillait comme modiste dans un magasin de la rue Royale.

Un vrai petit monstre sous des dehors ingénus.

Castel ne l'avait-il pas surprise, un jour, répandant du tabac dans son vin, soi-disant pour le dégoûter de boire ?

 

Lorsqu'il rentrait à la maison et qu'une dispute surgissait (chose fréquente désormais), elle aidait sa mère à le maltraiter, à coups sournois de bottines dans les jambes.

Cette histoire de viol, elle l'avait inventée de toutes pièces pour lui nuire.

Elle ne cessait d'attiser, dans l'âme de sa mère, la haine de celui qui, malgré tout, était son père de par la loi et qu'elle appelait couramment :

« Ce vieux scélérat ».

 

Elles l'avaient laissé sans linge, sans argent, sans nouvelles, à telle enseigne qu'il avait dû emprunter à l’infirmier-major le prix de son retour.

Il leur avait annoncé cet événement, mais il doutait qu'elles vinssent l'attendre à l'arrivée de la diligence.

 

Pourtant, il n'était plus le même homme qu'auparavant.

Il avait réfléchi ;

il avait retrouvé tout son aplomb ;

il était décidé à abjurer ses erreurs passées, à se refaire une existence sobre et laborieuse, un foyer honorable et respecté.

Et pour commencer, il tiendrait à l'écart le boucher Bescond, ce traître, ce faux frère.

Tout pouvait s'arranger si les deux femmes acceptaient de faire la paix.

À suivre ...

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