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1939

Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez

- Article 3 sur 8 -


 

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Source : La Dépêche de Brest 30 mai 1939

 

Même un dimanche, où les champs sont vides, une troupe armée ne saurait passer inaperçue.

Les compagnons de Charlik eurent beau éviter les hameaux et emprunter les chemins les plus secrets, leur passage fut éventé.

 

Il y avait, dans les arbres, des petits gars aux yeux exercés, qui s'amusaient à dénicher les oiseaux.

Dans mainte pâture, une jeune pastourelle gardait son troupeau de vaches en filant sa quenouille.

De vieux garçons, qui s'étaient attardés dans les auberges, rentraient laborieusement par les chemins creux et ils n'étaient pas saouls à ce point que la vue des habits bleus ne leur donnât des jambes pour s'enfuir.

Deux amoureux avaient été dérangés dans une garenne par le bruit des cailloux roulant sous le pas des chevaux en marche et tout ce monde, affolé, s'était rué vers les fermes pour annoncer l'inquiétante nouvelle :

« Des soldats ! Des soldats ! »

 

Aussitôt, on arrêta les parties de dominos en train pour commenter l'événement.

Encore des soldats !

Il semblait bien pourtant que la guerre fût finie depuis tantôt deux ans que les derniers chouans avaient déposé les armes et il y avait longtemps que les brigands n'avaient pas fait parler d'eux dans la contrée.

Tout paraissait aller mieux depuis qu'à Paris un certain général Bonaparte s'était installé Premier Consul.

 

Où allait donc cette troupe armée à qui deux paysans servaient de guides ?

Peut-être, après tout, était-elle en mission officielle ?

Et si c'était une bande de faux soldats comme on en avait tant vus, les années précédentes, qui entraient dans les fermes, en brisant les fenêtres, molestaient et dévalisaient les paysans, coupaient les chevelures des femmes ou pis encore ?

 

Cette supposition suffit à jeter un éteignoir sur la joie de ce beau dimanche.

On se coucha tôt ;

on se barricada dans sa maison et plus d'un grigou s'en fut, à la nuitée, enterrer son magot dans son verger.

 

Cependant, les soldats arrivaient en vue du Mescoat, sous la conduite d'un meunier qu'ils s'étaient adjoint en cours de route.

Payant d'audace, Charlik Le Foll demanda qu'on lui rendît sa liberté, maintenant qu'il n'était plus d'aucune utilité.

Pour toute réponse, un des soldats lui mit son mousquet sous le nez :

« Bouge pas ou j'te fous un fusil ! »

 

Que faire devant un tel argument ?

Charlik prit son mal en patience.

Après tout, on verrait bien !

Il ne se doutait pas que cette passivité devait devenir, contre lui, un argument terrible dans la bouche de l'accusateur public.

Il ne se doutait pas... mais n'anticipons pas.

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Aussitôt rentré du bourg, Alain Kerliguen, le maître du Mescoat, s'était empressé de troquer ses habits du dimanche, sa chemise empesée, ses souliers ferrées contre ses hardes quotidiennes et ses sabots de hêtre et, tout en savourant sa pipe de bruyère, il flânait dans son verger, que les rayons horizontaux du soleil couchant empourpraient d'une gloire ultime.

Mais ni la beauté du ciel, ni les pommiers en grand pavois, ni les talus égayés d'ajoncs d'or, ni l'herbe nouvelle, piquée de jacinthes, de violettes, de fleurs de la Vierge et de ces tendres fougères en crosse, pareilles à des menottes d'enfançons pas encore déroulées, ni le caquetage étourdissant des oiseaux enivrés d'amour n'effleuraient d'une émotion poétique la pensée de ce vieillard de 66 ans, sec, décharné et terriblement sérieux, tout entier au souci d'une fortune récemment acquise.

 

Des fleurs dans les pommiers ?

Bon présage pour la récolte d'automne !

Et déjà, il supputait le nombre de barriques de cidre qui viendraient enrichir son cellier.

 

La verdure ?

C'était bon pour les vaches.

Quant au chant des oiseaux, il n'atteignait même pas à l'oreille à vrai dire un peu dure — de ce magnat campagnard.

Le ciel ?

Il espérait bien le gagner un jour, bien que sa conscience lui fît quelques scrupules d'une action que son recteur lui pardonnait mal :

L'achat, à trop bon marché peut-être, de biens d'émigrés.

Bah ! Après tout, l'opération était légale.

 

Ayant fini sa pipe, le « Julot » prit le chemin de son courtil.

On soupe tôt à la ferme le dimanche, afin de s'assurer une longue nuit de repos au seuil de la nouvelle semaine ; mais il était écrit qu'Alain Kerliguen ne se reposerait pas cette nuit-là.

 

En effet, comme il allait se mettre à table avec ses gens, sa fille Marie-Anne, qui était à la fenêtre, s'exclama :

« Oh ! Mon Dieu ! »

Le vieillard blêmit et s'élança vers la porte.

Déjà les soldats abordaient le seuil.

 

— Le citoyen Kerliguen ? demanda l'un d'eux.

— C'est moi, répondit l'interpellé d'une voix mal assurée.

— Est-ce que ton fils est là ?

— Non. Il est à La Martyre.

— Bon. Lis ceci.

 

On lui tendit un pli qu'il s'empressa de décacheter, mais ne réussit pas à déchiffrer tellement l'émotion lui troublait la vue.

Sa fille la lui prit des mains et lut à haute voix :

 

Brest, le 17 floréal an 10

Le sous-préfet de l'arrondissement de Brest aux citoyens Kerliguen, père et fils.

Vous êtes dénoncés, citoyens...

 

Elle n'alla pas plus loin, car le chef de la bande lui arracha la lettre et ordonna d'une voix sans réplique :

« Il faut nous suivre, citoyen. Mets tes souliers ».

 

— Laissez-moi au moins manger quelque chose, implora le vieillard.

Je n'ai rien pris depuis midi.

— Emporte un morceau de pain et suis-nous.

 

Un des soldats empoigna le malheureux par le bras et l'entraîna au milieu des cris, des sanglots et des prières de toute la maisonnée.

 

Cependant Kerliguen avait repris son sang-froid.

Cette dénonciation et l'arrestation qui s'en était suivie ne pouvaient être que le fait d'une méprise.

Tout à ses affaires, il ne s'était jamais mêlé de politique et avait donné, en maintes occasions, des preuves de civisme.

Est-ce que, justement, sa qualité d'acquéreur de biens nationaux ne plaidait pas en sa faveur ?

 

Plus il y pensait, plus il était convaincu qu'il s'agissait d'une erreur.

Il ne lui vint pas à l'idée que ces soldats de la République fussent des chouans déguisés.

Ils allaient prendre son fils à La Martyre et les conduire à Brest, où le malentendu se dissiperait certainement.

 

À suivre

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