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1939

Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez

- Article 5 sur 8 -


 

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Source : La Dépêche de Brest 1 juin 1939

 

L'hôtesse du Squirriou était en train de fourbir ses mesures, ses brocs et ses gobelets d'étain quand Marie-Anne Kerliguen et son frère franchirent le seuil de l'auberge.

C'était une femme prématurément vieillie, dont le magistrat instructeur devait fixer les traits en ce signalement peu flatteur :

« cheveux châtain clair, tirant sur le rouge et fortement mêlés de fils blancs ;

yeux vairons ; nez relevé et bourgeonné ; menton rond et velu ; figure ronde et enflammée ».

 

La vieille devait tâter fortement de ses chopines.

Pour comble de malheur, quand elle marchait, on s'apercevait qu'elle boitait bas.

Ajoutez à cela un air totalement disgracieux et une voix caverneuse qui s'étranglait au gosier en d'étranges sifflements et vous aurez idée de l'impression fâcheuse qu'elle produisit sur nos deux porteurs de rançon.

 

Pourtant Jacques Kerliguen se décida à parler :

— Est-ce que personne n'est venu demander si on n'avait pas apporté ici une commission ?

 

Pour toute réponse, l'hôtesse lui glissa une œillade soupçonneuse et glapit :

— Maurice ?

C'était son mari.

Cette sorcière édentée avait jadis inspiré, à un homme normalement constitué, sinon de l'amour passionné, du moins des sentiments qui les avait conduits au mariage.

 

Maurice arriva sans se presser.

On lui répéta la question.

Il fit l'ignorant, sans qu'on pût deviner, à sa figure impassible, s'il dissimulait ou disait la vérité.

 

Les Kerliguen se trouvèrent dans un grand embarras.

Il leur répugnait de confier, aux louches tenanciers de cette auberge perdue, le modeste panier d'osier noir à couvercle qui renfermait toute une fortune.

 

— « Nous allons attendre », décida Marie-Anne et elle ajouta tout bas à l'adresse de son compagnon...

attendre l'arrivée de quelque émissaire des bandits et permettre aux gendarmes...

 

— « Chut ! » fit le frère, en désignant l'hôtesse aux aguets.

 

Les heures passèrent interminables, scandées par le tintement clair de l'horloge bretonne.

Vers cinq heures, un groupe de toucheurs de bestiaux entra se désaltérer.

Puis ce furent :

un mendiant aveugle, chanteur de complaintes aux longs cheveux blancs, avec son bâton blanc et son chien misérable ;

des « pillouaers » dans leur méchante carriole, tirée par un bidet étique, mais increvable, des proches Cornouailles ;

un colporteur qui demanda une soupe et un gîte.

Aucun ne parla à l'hôtesse de la manière d'une personne venant à un rendez-vous.

Et ces gendarmes qui n'arrivaient pas !

 

Marie-Anne Kerliguen et son frère durent se résoudre à dîner et à passer la nuit dans cette auberge sinistre.

Comme on n'avait pu leur donner qu'une chambre, ils se couchèrent tout habillés, après avoir pris la précaution de pousser, contre la porte, un lourd bahut qui servait d'armoire.

 

Ils dormirent mal, d'un sommeil hanté par l'inquiétude, avec des brusques sursauts qui les éveillaient en sueur, le cœur battant.

 

— Tu as entendu ? demandait Marie-Anne.

Son frère s'efforçait de la rassurer :

— Ce n'est rien : Peut-être le vent dans la cheminée, des rats qui roulent de vieilles pommes au grenier ou le craquement du bois qui travaille...

Au fond, il n'était pas sûr de n'avoir pas perçu, sur le palier, des frôlements, un souffle...

 

— Tu as toujours l'argent ? S’inquiétait la jeune fille.

— Oui, répondit-il doucement.

Il est là, sous mon traversin.

Dors.

 

Aux premières lueurs de l'aube, le chant du coq retentit sous leur fenêtre, comme pour marquer leur délivrance, la fin de cette nuit de cauchemar.

 

Ils trouvèrent au rez-de-chaussée les deux gendarmes si mal déguisés qui avaient passé la nuit à ronfler dans la paille fraîche de l'écurie et dont la présence, aggravée par des mouvements de troupe dans les bois environnants, avait suffi à écarter les émissaires des ravisseurs.

 

Les enfants Kerliguen durent rentrer au Mescoat avec leur magot intact,

mais plus anxieux que jamais du sort de leur père.

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Trois jours plus tard, ils recevaient une lettre de doléances du malheureux.

Pourquoi avaient-ils averti les gendarmes ?

Les bandits avaient eu vent de la chose et en étaient fort mécontents.

Et Alain Kerliguen terminait en adjurant ses enfants de porter sans délai les fonds demandés chez son ami Gouin, de Morlaix, qui leur communiquerait toutes instructions complémentaires.

 

Ainsi, redoutant un nouvel impair de la part de ses enfants, il évitait de leur indiquer le nom de l'endroit où ils devraient remettre la rançon.

La lettre qu'il écrivait à son ami « Derrien, négostiant à Landivisiau » fait foi de cette méfiance.

La voici textuellement rapportée :

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Le lendemain de mon enlèvement, j'ai écrit à mes enfants pour les engager à ma porter trente mil francs pour ma délivrance.

J'ai seu que la lettre leur parvint lundi avant la nuit.

Je leurs prescrivais de ne former aucune plainte ; au lieu de suivre mes avis, ils ont porté ma lettre aux authorités constituées et on fait courir des troupes jusqu'à l'endroit qui leur estoit désigné pour le payement.

Ceux qui me tiennent en leurs puissance ont eû pleine connaissance de touts ces mouvements et je vois évidement que mes enfants veulent me faire périr pour jouir, par anticipation, de ma fortune.

Ne pouvant plus compter sur eux, je m'adresse à vous pour faire porter la somme à l'endroit qui vous sera désigné par une note cy-jointe.

Aussy tost que cette somme sera comptée, je serai libre et je partirai avec le porteur pour me rendre vers vous.

J'ose espérer que vous me rendrez cette importante service et que vous sauverez des jours que mes enfants ont voulu perdre par des démarches indiscrètes.

Je vous demende le plus grand secret ; je ne puis que me louer des manières honnêttes de ceux qui me tiennent captif et il est inutile que l'on cherche ni que l'on persécute des innocents.

Malgré que l'on se plaint fortement de mes enfants, je crois entrevoir que je pourois optenir une diminution d'un quart.

De grâce arrivé tous à mon secours et comptez sur une prompte libération.

Je suis libre de vous écrire ce que je veux.

J'ai l'honneur d'être

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur et ami, Alain Kerliguen.

 

Cette lettre, manifestement dictée par les bandits, était très dure pour les enfants Kerliguen.

Il était normal que, dans le premier affolement, ils aient alerté les autorités ;

normal encore qu'ils aient tenté de concilier le salut de leur père et la sauvegarde de sa fortune.

Quand la chose parut impossible, ils ne balancèrent pas, un instant, à sacrifier leurs intérêts à leurs sentiments filiaux.

 

À suivre.

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