1939
Un enlèvement sous le Consulat
par Pierre Avez
- Article 6 sur 8 -
Source : La Dépêche de Brest 2 juin 1939
Le 27 floréal, vers les 8 heures du soir, le citoyen Gouin, négociant à Morlaix, dînait en famille, lorsque le citoyen Derrien, négociant à Landivisiau, se présenta chez lui et lui demanda un entretien.
À peine arrivé dans le cabinet de travail de Gouin, Derrien lui posa à brûle-pourpoint cette question singulière :
— Citoyen Gouin, avez-vous toujours été honnête homme (sic) ?
Gouin resta quelques secondes interloqué, puis répondit qu'il pensait l'être.
Sur quoi Derrien ajouta :
« Eh bien! Il faut aujourd'hui cesser de l'être (sic) »
Du coup, Gouin sursauta.
Sa surprise se chargea d'angoisse, lorsqu'il vit son interlocuteur porter la main à la poche de son habit.
Il pensa :
« Il va sortir un pistolet et tirer sur moi.
Il faut qu'il soit devenu fou ! ».
Il allait crier, quand il reçut des mains de son confrère, non pas le coup de feu qu'il redoutait, mais une lettre de Kerliguen en tous points semblable à celle que nous avons relatée plus haut.
Il la décacheta et la lut attentivement, puis demanda :
— Est-ce que les enfants Kerliguen vous ont accompagné ?
— Marie-Anne est là avec son cousin Soubigou, répondit Derrien.
Ils ont apporté la somme.
— Bon ! fit Gouin.
Les bandits exigent qu'elle soit portée demain mardi, avant 4 heures du soir, au bourg de Carnoët, entre Callac et Carhaix...
Il s'arrêta et regarda malicieusement son interlocuteur :
« Mais vous avez l'air d'en savoir là-dessus autant que moi ? »
L'autre expliqua :
« J'ai reçu la même lettre. »
— Mais dites donc, je ne vois pas dans tout ça, reprit Gouin, comment nous allons cesser d'être honnêtes, si nous venons en aide à ce malheureux !
— Je me suis mal exprimé, accorda Derrien.
Je voulais dire qu'il faudrait cacher à la justice un crime porté à notre connaissance et aider à son impunité.
— En tout cas, conclut Gouin, vous pouvez vous vanter de m'avoir causé une belle frayeur...
Il alla vers une carte murale pendue au-dessus de son bureau :
« Carnoët ? Carnoët ?
On prend la grand'route de Carhaix jusqu'à l'auberge située à une lieue au-delà de Poullaouen.
Après, je ne vois plus de chemin.
Il leur faudra un guide pour les conduire, par la traverse, jusqu'à Carnoët. »
Partis à cheval de Morlaix le 28 floréal, dès 5 heures du matin, Marie-Anne Kerliguen et son cousin Joseph Soubigou arrivaient au bourg de Carnoët sur le coup de midi.
Une mendiante, rencontrée près du Squirriou, leur avait servi de guide.
Là commença leur embarras.
Où devaient-ils déposer la rançon ?
La lettre des bandits était muette sur ce point.
Après avoir tourné et viré dans la petite localité, sous le regard intrigué des indigènes, ils finirent par opter pour l'auberge d'un sieur Jacques Le Saulx, dont l'enseigne, naïvement peinturlurée par un artiste campagnard, disait qu'on y vendait à boire et à manger et qu'on y logeait à pied, à cheval et même en voiture.
Tonnelier à ses heures, l'aubergiste était dans sa cour, occupé à cercler un fût.
Il mena les chevaux à l'écurie.
Joseph Soubigou profita d'un moment où ils étaient seuls pour lui demander s'il avait entendu parler de l'enlèvement d'un nommé Kerliguen.
L'autre répondit :
« Kerliguen ?
Ce nom ne me dit rien.
Mais, attendez, est-ce que ce ne serait pas un homme fort riche, du côté de Morlaix ? »
Et sur un signe affirmatif de son interlocuteur, il continua :
« M. le curé m'a appris la chose, voilà huit jours, même qu'il a ajouté :
Mon Dieu, est-ce qu'une poignée de canailles ne cessera donc jamais de tourmenter les honnêtes gens ? »
Soubigou se décida à engager le fer plus avant :
« Vous savez sans doute qu'ils ont demandé une rançon ? »
— Oui, répondit l'hôte, on a parlé de 50.000 francs.
— Non, il s'agit seulement de 30.000 francs, expliqua Soubigou.
Et c'est déjà beaucoup !...
Il baissa la voix :
« J'ai la somme sur moi.
Voulez-vous vous en charger? »
L'aubergiste finit par accepter, après qu'on lui eut promis qu'il ne serait pas inquiété pour autant.
« Ce que j'en fais, c'est uniquement pour rendre service à votre tonton. »
Les deux hommes montèrent au grenier de l'auberge.
Là, Soubigou se défit de deux pochons, qu'il tenait solidement épinglés à l'intérieur de sa veste et les tendit à son compagnon :
« Voilà les 30.000 francs tout en pièces d'or.
Vous les remettrez à qui viendra les chercher. »
L'autre les prit religieusement et les enfouit dans une huche pleine de grain.
À peine les deux cousins avaient-ils quitté l'auberge, lestés d'une soupe et d'un verre de vin, qu'un émissaire des bandits se présenta pour prendre possession de la rançon.
L'aubergiste déclara tout net qu'il ne s'en dessaisirait que contre reçu.
« On ne donne pas de reçu en pareil cas », répondit l'autre.
« Si tu n'as pas confiance, tu n'as qu'à m'accompagner. »
Ainsi fit l'aubergiste.
Ils sortirent ensemble par la porte du verger, prirent à travers champs jusqu'aux Quatre-Vents de Locmaria ;
puis, suivant la route du moulin de Poulmic, en la commune de Trébrivan, gagnèrent le hameau de la Villeneuve.
Deux hommes se promenaient de long en large aux abords d'une ferme.
« Regarde », dit l'émissaire, « voilà deux des bandits.
Le plus petit, c'est Debar, le chef ;
quant à l'autre, ce grand maigre à cheveux rouges, marqué de petite vérole, et qui porte une matrice sur l'œil, on l'appelle Sans-Souci.
Un joyeux drille, coureur de cotillons ».
Il s'approcha, et frappant les deux pochons l'un contre l'autre, annonça :
« Voici la rançon du bonhomme. »
Debar eut une moue de dépit :
« Elle n'est pas forte, puisque tu la portes toi seul. »
— Soyez tranquille, fit l'autre, il n'y a que de l'or. »
Sans-Souci esquissa un entrechat, tira de sa poche son large mouchoir à carreaux rouges, l'étala soigneusement au milieu du sentier et ordonna :
« Amène tes louis, qu'on les compte. »
Les trois hommes s'affairèrent.
« Le compte est bon, constata Debar.
Que l'on mette immédiatement le bonhomme en liberté et qu'on lui donne un guide pour regagner le Squirriou.
Après quoi, il se débrouillera bien tout seul.
Quant à nous, nous allons déguerpir au plus tôt, car le pays commence à devenir malsain.
Toi, l'aubergiste, entre dans la crèche boire un coup de vin et garde ta langue surtout, si tu tiens à ta peau. »
Sans-Souci renchérit :
« Tu entends, motus !
Sans ça... couic ! »
Et il fit mine de serrer un garrot d'étrangleur.
Le lendemain soir, vers 7 heures, le malheureux Kerliguen rentrait harassé au Mescoat, après une captivité de huit jours.
Ses gens l'accueillirent avec une joie sans mélange.
Quant aux enfants, ils ne pouvaient oublier qu'il leur en coûtait une véritable fortune de revoir leur père.
Aussi, tandis qu'il se restaurait et contait, tout au long, sa mésaventure, ils songeaient au moyen de récupérer le trésor qu'on leur avait indignement extorqué.
À suivre.