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1937

Le laboureur m'a dit...
par Pierre Avez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 1 mai 1937

 

Les journaux sont généralement remplis d'horribles récits.

C'est un cocktail à base de vitriol qu'ils nous offrent, chaque matin, à l'heure du café au lait.

Si on les prenait au tragique, on irait se pendre ou bien on resterait au lit toute la journée.

À quoi bon se donner la peine et de vivre et de travailler, si la guerre ou la révolution sont à nos portes ?

À quoi bon affronter la jungle humaine, si l'homme est pis qu'un loup pour l'homme ?

 

Je suis allé demander à la nature des raisons d'espérer.

Il faisait beau (si le terme est banal, la chose est rare).

Un jeune soleil réchauffait notre vieille planète.

Partout, des fleurs à profusion, dans les bois, les prés, les champs, aux trous des murs et sur les toits de paille des chaumières.

La terre pavoisait et des milliers d'oiseaux, touchés par l'amour, poussaient leurs cantates en l'honneur du printemps.

 

J'allais à pied, par des sentiers où les vaches n'attendaient pas mon coup de chapeau, où les brouettes ne risquaient pas de m'écraser à chaque pas.

Les talus m'offraient gracieusement leurs étalages de verdure.

Un brin d'herbe entre les dents, une fleur à la boutonnière, un rejet de saule à la main, j'allais, rajeuni de vingt ans, à l'aventure, avide de me perdre.

Si, par bonheur, je n'allais plus retrouver mon chemin !

Si ces sentiers pouvaient me conduire aux pays bleus des contes de mon enfance !

 

Ils m'amenèrent, par une pente insensible, au plus joli vallon du monde.

Des prés de haute laine, tout bigarrés de marguerites, de jacinthes sauvages et de renoncules ;

des labours où frissonnait le blé en herbe ;

un petit bois tourmenté par la sève, se penchaient, tutélaires, vers une humble chose perdue au creux de la houle végétale : une maisonnette toute fleurie de glycines.

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Une forme fauve, tapie sur le seuil, se dressa à mon approche et des crocs apparurent sous deux yeux flamboyants.

C'était le chien de céans, un magnifique berger de Malines, une sorte de loup au poil ardent, comme on en voit tant dans nos campagnes, où ils évoquent ces fameux chiens bretons couleur de feu, tant redoutés des Romains, aux dires d'Émile Souvestre,

 

Je n'ai pas l'âme cuirassée d'un Romain.

Pourtant, ce chien ne m'effraya guère.

Je répugne à me méfier de ces animaux.

Il faut vraiment qu'ils aient été maltraités pour devenir méchants.

Et celui-ci portait en lui toute la fierté d'une bête heureuse et libre.

​

 

Par acquit de conscience, il émit ce court jappement qui est le « qui-vive ? » des chiens de garde.

À sa voix, un adorable bambin de cinq ans accourut au dehors, puis s'arrêta court, comme interdit de rencontrer un visage inhabituel.

Je ne sais ce qui l'effraya, de mon allure décidée ou de la baguette que je tenais à la main.

Toujours est-il qu'il se retourna vers la maison, en appelant : « Va Zad ! ».

 

Le père sortit à son tour et rassura le chien d'une caresse, l'enfant d'une tendre parole.

Confus de provoquer une telle effervescence, je hasardai en manière d'excuse :

« Brao an amzer, hirio ».

 

Il traduisit sans enthousiasme, mais avec un soupçon de malice : « Oui, le temps est beau ».

 

— Vous dites ça sans conviction.

 

— C'est que, voyez-vous, nous n'avons pas la même conception du temps.

Pour vous, gens de la ville, le beau temps, c'est le soleil, le ciel bleu, la sécheresse.

Pour nous autres, gens de la terre, c'est tantôt la pluie, tantôt le soleil.

Nous avons un dicton qui dit qu'en mai, la pluie tous les jours, c'est trop ;

la pluie tous les deux jours, ce n'est pas assez.

L'idéal serait qu'il pleuve deux jours sur trois.

 

— Vous êtes exigeant.

 

— Pas nous, la terre...

À la ville, la pluie n'a d'autre inconvénient que de vous obliger à prendre un parapluie quand vous sortez ou de réveiller vos rhumatismes.

La sécheresse vous fait suer et vous donne soif (ce que vous ne détestez pas, d'ailleurs).

Vous portez tous vos ennuis avec vous.

​

 

« Ici, nous tremblons toujours pour quelque récolte.

La canicule flétrit le trèfle, les racines fourragères, les pâturages, en un mot tout le manger des bêtes.

L'humidité persistante fait pourrir sur pied le foin, la paille, le grain ou pousser trop vite le chou-fleur.

La gelée blanche décime les fruitiers.

Vienne la grêle et les champs de blé s'effondrent.

Des orages d'août suffisent à contrarier désastreusement le battage.

Un automne exagérément pluvieux alourdit et noie la terre pour les labours et les semailles.

Seule, la neige, tueuse de limaces, a le don de contenter tout le monde.

Encore faut-il qu'elle ne dure pas trop longtemps, sans quoi elle gâte l'herbe des prairies !

Ne vous hâtez donc jamais de vous réjouir, devant un paysan, de la beauté du temps.

Il trouvera toujours quelque bonne raison pour déplorer ce dont vous vous félicitez ».

 

Notre conversation prit tout de suite un tour familier.

Si le paysan léonard est, au premier abord, assez peu causant, il vous donnera vite sa confiance pour peu que vous lui manifestiez de la sympathie ou que vous lui parliez sa langue.

Il n'est pas méfiant, plutôt très timide et soucieux du ridicule.

 

À vrai dire, mon interlocuteur n'était pas le premier paysan venu.

À l'aisance de sa conversation, à l'ingéniosité de ses aperçus, on sentait qu'il avait étudié, lu, réfléchi, voyagé.

Des expériences décevantes en ville, des malheurs domestiques l'avaient — je l'appris plus tard de sa bouche — ramené à la terre.

Avec le secours d'une intendante, d'une femme de journée, de deux valets de ferme et d'un jeune pâtre, il exploitait alentour 25 hectares d'un seul tenant.

Jolie ferme pour la région, où la propriété rurale est extrêmement morcelée, par suite de la division des héritages, du prix exorbitant des terres et des soins minutieux qu'elles requièrent.

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Nous en vînmes — qu'on me pardonne — à causer politique.

C'est, à notre époque troublée, le détour fatal de toute conversation un peu prolongée.

« L'homme est un animal raisonnable, a dit Buffon ».

Je dirai : « L'homme est un animal politique ».

Ce qui n'est pas forcément la même chose.

Mon paysan m'avoua ne rien comprendre aux passions qui divisaient, en deux camps, le peuple de France.

À ses yeux, la politique n'était en dernière analyse, que le problème de la misère.

Il ne me dit pas qu'il avait personnellement résolu ce problème par une grande générosité, qui s'exerçait aussi bien en faveur de son personnel que des pauvres de la région ou des vagabonds.

Il déplora toutefois que de mauvais bergers s'efforçassent d'opposer paysans et ouvriers.

 

— Voyez-vous, me dit-il, les paysans et les ouvriers sont, les uns et les autres, d'authentiques prolétaires, des producteurs nécessaires, assujettis à de durs travaux parfois mal récompensés.

Une gelée, un orage de grêle, une sécheresse ou des pluies persistantes sont autant de lock-out de la nature qui peuvent anéantir les efforts des cultivateurs, tout comme une fermeture d'usine jette à la rue des centaines, des milliers d'ouvriers.

 

« La campagne de choux-fleurs a été un désastre, cette année, dans notre région et bien des petits fermiers auront du mal à payer leur fermage à la Saint-Michel prochaine.

Vous me direz qu'un paysan ne meurt jamais de faim.

Bien sûr, mais ceci devrait inciter les gens à revenir à la terre ou à ne pas la quitter.

 

« Or, que voit-on actuellement ?

Une désertion en masse des campagnes, une véritable ruée vers les bas emplois et les bas quartiers des villes.

Le problème de la main-d’œuvre se pose, angoissant, dans certaines régions, où les journaliers se font de plus en plus rares.

La Bretagne, heureusement, avec sa forte natalité, son organisation familiale du travail rural, semble à l'abri de cette crise manouvrière.

Bien mieux, elle exporte vers les autres provinces françaises (la Beauce, à l'époque des moissons ; la Touraine, au moment des vendanges...) ou vers l'Angleterre, l'hiver, pour la vente au détail des oignons, des travailleurs saisonniers qu'attire au dehors l'appât des gros salaires.

On ne compte déjà plus les Bretons qui tiennent des métairies en Normandie, pays du cidre et des fils uniques.

Quant à la Dordogne, elle a été littéralement sauvée du dépeuplement et de la ruine par l'afflux de nos compatriotes...

Il y a bien des choses que l'on ignore à la ville...

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— Trop de citadins, en effet, mal informés ou abusés par les apparences, ne parlent qu'avec une nuance de mépris des plouks, ainsi qu'ils appellent les habitants des campagnes.

Sans doute ignorent-ils qu'au Moyen-Âge il fut décidé que les gentilshommes devenus pauvres pourraient, sans déchoir, conduire la charrue, alors que les métiers leur restaient rigoureusement interdits ?

 

— Ceci prouve que les préjugés se suivent et ne se ressemblent pas.

Pour moi, tout travail est sacré.

Ce serait une belle tâche pour un journaliste que de révéler les paysans aux ouvriers et les ouvriers aux paysans....

Mais je vous laisse là, debout.

Entrez donc boire un verre de cidre.

 

J'entrai et de ce moment, naquit en mon esprit l'idée d'un reportage sur les travaux, les jeux, les amours, les peines des paysans de Bretagne, reportage dont je vous livre ici le préambule.

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